L’homme qui a ressuscité des centaines de pellicules non-développées

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Interviews

L’homme qui a ressuscité des centaines de pellicules non-développées

Levi Bettwieser exhume les photos des autres, des petites familles de l'Idaho aux soldats de la Seconde Guerre mondiale.

The Rescued Film Project est le genre de bonne idée qu'on peut avoir en fin de soirée, sans en avoir le moindre souvenir le lendemain matin. Levi Bettwieser, 28 ans et originaire de l'Idaho, a visiblement réussi à concrétiser son projet. Il a passé ces dernières années à rechercher des pellicules photos perdues ou non-développées dans les brocantes et les vide-greniers de la Treasure Valley, avant de les développer et de les publier sur son site.

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Bettwieser – lui-même photographe – a développé 5 500 photos (seule une petite partie d'entre elles est archivée sur internet), et il lui reste encore 1 000 pellicules à développer. The Rescued Film Project a commencé à faire parler de lui après que Bettwieser s'est mis en scène dans une vidéo où on peut le voir développer une série de pellicules récupérée dans l'Ohio, qui s'est avérée être une collection de négatifs de la Seconde Guerre mondiale.

En marge de la valeur historique de certains clichés, la réelle splendeur des images réside dans leur banalité presque poétique : une dinde à décongeler dans un évier, un pare-brise défoncé, des retrouvailles familiales, une journée à la plage ou des funérailles anonymes. Les personnes qui ont pris ces clichés sont peut-être mortes, ou elles les ont peut-être complètement oubliés. Si nous n'en saurons peut-être jamais rien, le fait de développer ces photos leur donne tout de même une seconde vie.

Bien qu'il y ait un aspect voyeur dans ce projet – les pellicules contiennent des moments intimes après tout – Bettwieser affirme que les mérites socio-anthropologiques de son travail priment sur son côté fouineur. Il traite chacune de ses pellicules comme un fragile nouveau-né, accompagnant précautionneusement son entrée dans le monde actuel. Je me suis entretenu avec lui pour discuter de son projet.

VICE : Salut Levi. Comment tout ça a commencé ?
Levi Bettwieser : J'aime chiner dans les brocantes et, de temps en temps, je dénichais un vieil appareil photo tout pourri dans lequel se trouvait encore une pellicule. J'ai finalement décidé de les collectionner. Si j'en trouvais assez pour pouvoir justifier l'achat des produits chimiques, je me suis dit que je les développerais peut-être un jour. Au final, j'ai récupéré environ 30 ou 40 rouleaux dans ma région. Aujourd'hui, la mission a évolué et nous tentons de récupérer le plus de pellicules possibles avant qu'elles ne disparaissent. Et elles finiront par disparaître.

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Quelles ont été les réactions ?
Quand j'ai commencé, toutes les pellicules dataient des années 1980-1990. Du coup, les réactions c'était plutôt du style : « Vous êtes un gros voyeur, non ? ». J'entends bien, une photo de famille des années 1990 n'est pas si éloignée de ce à quoi l'on ressemble aujourd'hui. Mais plus vous remontez dans le temps, et surtout quand il s'agit de photos en noir et blanc, plus les gens ressentent la distance. Là, ça commence à appartenir à « l'Histoire ».

La magie de « trouver » des photos, c'est qu'elles ne véhiculent absolument aucun contexte en elles-mêmes.
C'est vrai. Si vous regardez seulement un cliché d'une pellicule, vous n'avez aucun contexte rattaché à ce qu'il représente. Mais si vous regardez l'intégralité du rouleau, vous pouvez en savoir un petit peu plus. 95 % de la collection appartiennent à des amateurs – la plupart des photographes professionnels vont faire développer leurs photos, le reste des clichés représente tous ces petits moments qui n'ont jamais eu l'intention d'être autre chose. Ils n'ont pas été pris à des fins artistiques ou commerciaux, ils illustraient simplement les moments personnels, à l'époque bénie où le selfie n'existait pas. Les gens prenaient des photos pour la postérité, pour les partager avec leurs amis et leurs familles dans l'album photo. Je ne fais pas ça pour retrouver l'assassin de Kennedy. Inévitablement, nous avons retrouvé quelques trucs assez compromettants, mais ce n'est vraiment pas la question.

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Quel est votre taux de succès dans le développement des pellicules ? Combien d'entre elles ont réellement quelque chose sur leurs films ?
Environ un rouleau sur quatre. Cela découragerait probablement beaucoup de gens, mais quand on découvre une belle image, on oublie tous les autres. Je développe une seule fois par jour – de 15 à 18 heures, je ne fais que ça.

Vous n'êtes jamais tombé sur des trucs vraiment étranges ?
On est tombé sur de la nudité et de la consommation de drogue, mais ça reste anecdotique. Il nous faut être prudent – nous ne voulons pas détourner les gens du projet. Quand je me mets à parler aux gens de ce qu'on fait, c'est le premier truc qui leur vient à l'esprit – ils veulent savoir si on a trouvé des trucs bizarres ou complètement niqués. Pourtant, ce ne sont jamais des choses trop barrées. Ce sont simplement des expériences humaines. Je me sens totalement serein sur le plan juridique, je souhaite tout classer dans des archives publiques. Ces photos représentent une part tellement infime des résultats que les écarter n'aurait pas beaucoup d'impact.

La photo de la femme morte dans son cercueil a eu beaucoup d'impact sur moi.
Oui, c'est un moment très personnel. Sur cette pellicule, on a constaté qu'il n'y avait que très peu de personnes à ces funérailles, le personnel a même dû aider pour la mise en bière. Ce public si restreint à l'enterrement me laisse penser qu'il était important d'inclure l'image de la femme, car beaucoup de gens seront émotionnellement touchés. Rescued Film est un projet très historique, mais également artistique. Nous voulons l'aborder sous cette perspective et ne pas trop nous censurer.

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Quelqu'un s'est-il déjà reconnu ?
C'est arrivé une fois. Nous avons fait le lien entre une femme et une de nos pellicules sur laquelle elle apparaissait grâce à notre compte Instagram. Elle a posté un truc du genre « Hé, mais c'est mon père ! » On lui a alors envoyé par mail toutes les photos du rouleau, et en fait, elle était sur tous les clichés. Elle était folle de joie car c'était des photos du jour ou son père lui avait offert un petit chihuahua. Elle était aussi complètement déroutée car elle n'avait aucune idée de qui les avait prises.

Comment financez-vous tout ça ?
On a reçu quelques petits dons qui nous ont bien aidés, mais la plupart du financement vient de ma propre poche. Le développement ne coûte pas si cher que ça – le plus cher, c'est d'acheter les pellicules. Les gens cherchent à faire du profit sur les pellicules qu'ils trouvent. Pour traiter un lot entier de noirs et blancs, ce qui représente une trentaine de pellicules, cela nous coûte environ 22 euros en produits chimiques, soit moins d'un euro par rouleau.

Par conséquent, plus vous recevez de pellicules, moins le processus de développement coûte cher ?
Oui, et honnêtement, il reste encore plein de pellicules dans le monde.

À quoi pensez-vous vous attaquer par la suite ?
J'ai des boîtes de cigares remplis de pellicules qui datent des années 1950. J'en possède environ 40, qui viennent toutes du même photographe. Chaque boîte contient entre 20 et 40 pellicules et elles sont toutes en parfait état, méticuleusement étiquetées et emballées. J'aimerais aussi commencer à faire des vidéos bihebdomadaires – c'est mon prochain gros projet.

Suivez Russel Dean Stone sur Twitter : @rdeanstone