72 heures au Burning Man hassidique
Un leader hassidique danse sur les épaules de ses adeptes lors d’une célébration du Nouvel An juif à Ouman, en Ukraine. Photos par Alexander Chekmenev.

FYI.

This story is over 5 years old.

Le numéro De l'autre côté du miroir

72 heures au Burning Man hassidique

On a passé quelques jours avec des juifs orthodoxes en train de fêter le Nouvel An à Ouman, en Ukraine.

Cet article est extrait du numéro « De l'autre côté du miroir » La rue Pouchkine s'est changée en bazar sacré, et elle est bondée. Coude à coude, toque contre toque, venez sauver votre âme, faites le plein de provisions ou dansez inlassablement sur la musique extatique qui prêche la grandeur éternelle de Dieu – et de Rabbi Nahman.

Si vous voulez avoir la moindre chance d'accéder à l'un des stands de falafels ou shawarmas entassés à l'attention des dizaines de milliers de pèlerins qui viennent d'arriver, il vous faudra fendre la masse de personnes brandissant des shekels, des dollars et des hryvnias. C'est une vraie jungle ici, à la veille de Rosh Hashanah, le Nouvel An juif, à Ouman en Ukraine, où repose le mystique hassidique du xix e siècle que l'on connaît sous le nom de Rabbi Nahman de Bratslav (dans le hassidisme, « rabbi » est un terme affectueux pour désigner un rabbin, qui implique aussi une forte influence spirituelle). Nahman a promis la rédemption à quiconque se rendrait sur sa tombe, et depuis plus de 200 ans, elle a fait l'objet d'un pèlerinage effréné chez les juifs du monde entier. Depuis dix ans, l'atmosphère frise parfois le carnavalesque. On y voit des disciples de Nahman, traditionnellement des hassidim élevés dans la religion, frayer avec d'anciens fans du Grateful Dead, d'ex-fanatiques de Phish, des criminels repentis et des alcooliques ou toxicomanes (plus ou moins) en rémission. La langue usuelle est l'hébreu, mais on y entend de l'anglais, du français, du yiddish et du russe. Les seuls à parler ukrainien sont les locaux, qui ne peuvent accéder à la rue Pouchkine qu'en prouvant qu'ils vivent ou travaillent dans le quartier. Une mesure sans doute prise pour limiter l'engorgement, mais aussi pour prévenir les actes de violence entre la population autochtone et les dizaines de milliers de touristes religieux qui viennent une fois l'an. En conséquence, les Ukrainiens sont rares, mais ce ne sont pas les seuls : les pèlerins sont tous des hommes. Çà et là, je remarque des affiches en hébreu placardées sur les pylônes téléphoniques et les murs des synagogues : il est interdit aux femmes de se trouver dans des lieux abritant de grands rassemblements d'hommes !

Publicité

Un hassid qui faisait le DJ la veille du Nouvel An a troqué ses platines contre une corne de bélier dans laquelle il souffle au bord de l'eau, le second jour des festivités.

J'observe un homme hassidique avec des lunettes de soleil vertes en forme de cœurs, qui saute en l'air en passant un disque – imaginez des beats techno sur lesquels une voix synthétique scande : « Rabbi Nahman, Nahman d'Ouman. Rabbi Nahman, Nahman d'Ouman. » Maintenant imaginez que ça dure six minutes. Pendant tout ce temps, l'homme aux lunettes crie dans un micro par-dessus la musique : « Allez ! Sauvez votre âme ! » Peu après, je vois la foule tourner la tête pour regarder quelque chose qui descend la rue. C'est un bélier, précédé par deux jeunes paysans locaux qui cherchent à vendre la bête à un pèlerin. Je les suis dans la rue, ma veste en écharpe sur le bras – il fait grand soleil et 21 degrés –, et nous tournons à droite. Les paysans, le bélier et moi suivons deux jeunes Israéliens qui affirment être intéressés. Ils conduisent le bélier et les garçons dans une cour. Disent qu'ils seront de retour dans cinq minutes. Et disparaissent une éternité. Je dis aux jeunes Ukrainiens que les Israéliens sont partis, qu'ils les ont menés par le bout du nez. Les garçons, avec leurs crânes tondus et leurs têtes de voyous, ont l'air hébétés.

Comme ils ne parlent qu'ukrainien, je me retrouve à traduire et à négocier pour eux. Divers juifs approchent, demandent une réduction de la moitié du prix (l'un des garçons tient un écriteau où il est écrit 80 dollars) et tournent les talons. Nous attendons sous le soleil brûlant ; le bélier halète de soif. À un moment, un Israélien conduit l'animal et ses garçons jusqu'au porche d'une maison qu'il loue, pour le montrer à un ami qui pourrait être intéressé. Cependant, le propriétaire ukrainien découvre rapidement leur manège. Il ne veut pas de sang sous son porche ; il les repousse dans la rue et menace de leur casser la gueule. « Un jour, on viendra vous expliquer deux-trois choses. Et ça sera pas agréable », dit-il. Je laisse mes trois compagnons – les paysans et leur bélier – à leur sort. Nous ne sommes qu'à quelques heures du début des festivités. Je viens d'arriver dans cette ville et je suis déjà épuisé.

Publicité

Un pèlerin entouré d'ordures prie dans une rue transversale. Durant la fête, la ville déborde de déchets

L'histoire des juifs d'Ukraine durant le dernier siècle n'est pas heureuse. Bien qu'il soit difficile d'obtenir des chiffres précis, en partie car le pays est un territoire prométhéen en perpétuel mouvement, on estime qu'il y avait environ 2,5 millions de juifs au sein des frontières de l'actuelle Ukraine avant la seconde guerre mondiale. Aujourd'hui, ils seraient selon les sources entre 60 000 et 360 000, des suites d'exils, d'exodes et d'exterminations. Au cours de la seconde guerre mondiale et de l'Holocauste, entre 900 000 et 1,6 million de juifs ukrainiens furent tués. Et depuis les troubles qui ont commencé à agiter le pays en 2014, un nombre considérable d'entre eux ont fui en Israël. Quand bien même, on estime que quelques milliers de juifs résident à Ouman de façon permanente ; et le pays abrite l'une des plus importantes populations juives au monde. Mais les relations entre juifs et chrétiens sont parfois tendues, les premiers percevant souvent leurs voisins comme des persécuteurs, les seconds comme des intrus.

De fait, le tout premier pèlerinage à Ouman a en partie eu lieu en raison de la violence anti-juifs. La ville est sur l'emplacement d'un charnier juif datant de 1768, lorsque des cosaques sans scrupule assassinèrent des milliers d'hommes, femmes et enfants juifs, laissant leurs corps en pâture aux cochons et aux chiens. Rabbi Nahman, l'arrière-petit-fils du fondateur du hassidisme, aurait, dit-on, visité la ville et demandé à y être inhumé. Nahman, mystique controversé de son vivant, se fit connaître – et s'attira un bon nombre de détracteurs dans le monde hassidique ultra-conservateur – en mettant l'accent sur l'ici et maintenant, la relation personnelle avec Dieu et les aspects festifs, plus que punitifs, du judaïsme. Avant de mourir en 1810, il promit à ses acolytes que s'ils venaient prier sur sa sépulture, il les « tirerait des profondeurs du Gehinnom » (l'enfer). C'était une affirmation révolutionnaire et, depuis lors, ses adeptes font le voyage vers sa tombe.

Publicité

Le premier siècle après sa mort, Nahman a attiré des disciples dévoués mais peu nombreux – son type de hassidisme faisait toujours figure d'exception dans un monde juif qui se sécularisait à grand pas ou se retranchait encore davantage derrière les commandements de Dieu – puis les Soviétiques sont entrés en scène. Les visiteurs se sont réduits à une poignée d'hommes assez courageux pour braver la fureur athée des bolcheviks. Puis, en 1990, en pleines manifestations antisoviétiques en Ukraine, quelque 2 000 pèlerins sont venus célébrer le Nouvel An juif sur la tombe de Nahman, le début d'une résurgence qui s'est amplifiée au cours des dernières décennies.

Pendant des années, j'ai entendu parler de Nahman, de combien il est un aimant puissant pour les marginaux, les laissés pour compte, les impénitents. Il conserve cette réputation. Pour beaucoup des juifs qui voyagent dans ce nombril de l'Europe de l'Est, le judaïsme traditionnel, avec ses 613 commandements de la Torah et ses milliers de lois secondaires – il existe une quantité d'opinions rabbiniques sur la façon la plus adéquate de se couper les ongles de pieds –, a tué l'esprit au profit de la lettre. Ils veulent moins d'interdictions, plus de danse, de chansons et de rires. Et ils veulent sauver leur âme. Puisque certains disciples sont d'anciens rats de festivals shootés à l'acide, ils sont aussi connus pour avoir la meilleure musique. Curieux d'en savoir plus sur cette réunion de parias, j'ai moi-même fait le pèlerinage en octobre dernier.

Publicité

Un pèlerin fait la sieste à l'extérieur d'une cantine de la rue Pouchkine. Beaucoup de visiteurs font des nuits blanches à prier, danser, chanter et parfois boire. Ils dorment où ils peuvent.

Grâce à un ami d'ami, je loue une chambre chez une grand-mère ukrainienne qui ne quitte jamais son foulard traditionnel à imprimé floral. Elle vit entourée d'un casting changeant de petites-filles potelées. La vieille femme, Zina, est charmante et parle un ukrainien paysan et mélodieux. Elle prépare des dumplings frais et du borscht le matin, et lit une vieille Bible le soir. Zina n'a pas vraiment d'avis sur les juifs qui viennent à Ouman tous les ans, à part qu'elle ne comprend pas pourquoi ils entreprennent un voyage si coûteux. « Nous autres, on ne paierait jamais si cher pour aller voir un saint », dit-elle. La somme que je lui verse pour quatre nuits d'hébergement – environ 115 $ – représente quasiment le double de la pension que l'État lui verse tous les mois. La chambre dans laquelle je dors est bien – quoique modestement – meublée. Ce n'est que lorsque je remarque l'exemplaire de la Bible et les deux flacons de parfum pour femme dans le cabinet à porcelaine en bois sombre que je réalise que j'ai pris la place de la grand-mère : elle m'a laissé sa chambre et dort avec ses petites-filles. Katya, la vingtaine, travaille dans une cafétéria kasher de la rue Pouchkine pendant les fêtes, et gagne environ un demi-dollar de l'heure. Elle dit que c'est un bon boulot.

Les fêtes juives commencent au coucher du soleil, et celle-ci dure deux jours, du crépuscule du dimanche à celui du mardi. Quand je retourne en ville après avoir poliment refusé un plat en gelée de grand-mère Zina, c'est déjà le Nouvel An. Les haut-parleurs se sont tus et les vendeurs ont remballé leurs marchandises, car il est désormais interdit d'utiliser l'électricité ou de se livrer au commerce. Il y a plusieurs grandes synagogues dans la rue Pouchkine. Des hommes prient à l'intérieur et dans la rue, que ce soit par milliers ou par petits groupes. Certains crient, sautent et tapent sur tout ce qu'ils ont à portée de main, certains murmurent des pensées intimes au Tout-Puissant. D'autres observent la foule ou papotent entre amis. La synagogue où se trouve la tombe de Nahman est juste après la rue Pouchkine, dans la rue Belinski. La foule y est plus dense que partout ailleurs à Ouman. J'essaierai plusieurs fois de voir la tombe, sans succès. Ce premier soir, je suis entraîné dans la cour de la synagogue – aussi près que possible du moins, car le flot de personnes se déversant à l'intérieur est impossible à traverser. Sur le toit de la synagogue, une dizaine d'hommes et de garçons sont en train de danser. Dans la cour, tous les yeux sont tournés vers un homme assis sur un mur, entouré d'adeptes buvant ses moindres gestes. Il s'agit, je le découvrirai bientôt, du rabbin israélien d'origine marocaine Shalom Sabag, un homme au passé laïc qui est aujourd'hui considéré comme l'un des leaders du hassidisme de Bratslav. Un journal israélien a décrit les réunions de Sabag comme le « minyan [groupe de prière] de Tony Soprano ». Autour de lui, des acolytes, fans, hassidim en gabardine noire et Nord-Africains modérés en jean et t-shirt, des garçons à papillotes et de jeunes hommes qui, la kippa mise à part, ressemblent en tout point à des fans de Phish, avec leurs tenues criardes, leurs barbes hirsutes et leurs cheveux décolorés par le soleil. Sabag psalmodie sans un bruit comme un martyr silencieux, sa tête allant et venant comme sous l'effet d'une transe, les yeux fermés, la barbe grise.

Publicité

Je discute avec deux policiers ukrainiens à proximité. La présence des forces de l'ordre est importante. En 2010, un Israélien est mort poignardé et, si l'antisémitisme est globalement bas en Ukraine, certains craignent qu'avec les récents événements et l'invasion russe, cela ne puisse augmenter. Tous les ans, Israël envoie quelques agents de police pour aider à maintenir l'ordre ; cette année, ils sont venus à 15, dont un médecin de l'armée et un expert en déminage. Pour la plupart, je les vois stationner au niveau de la croix en haut de la colline qui surplombe le quartier juif. La croix date d'il y a quelques années et a été la source de beaucoup de tensions depuis son érection. Peu après son installation, un groupe de juifs a essayé de la brûler, sans succès. Depuis, elle est lourdement gardée.

Chezi, d'Atlanta, a grandi dans une famille laïque. Sa femme l'a quitté car il se relevait au milieu de la nuit pour étudier les écritures.

Je demande à un agent ukrainien, un beau jeune homme aux cheveux sable et au nez slave, quelle est sa tâche principale. « M'assurer qu'il n'y a pas de bombe », dit-il. « Ni de porc. » Pour l'essentiel, cependant, la fonction de la police semble bien plus prosaïque. S'il est permis de fumer pendant Rosh Hashanah, les juifs ne sont pas autorisés à allumer de feux. Cela signifie qu'il est possible de fumer comme un pompier, mais pas d'allumer sa cigarette. Un non-juif doit l'allumer pour vous, ou vous pouvez le faire avec la cigarette d'un autre. Les policiers que je vois passent beaucoup de temps à dégainer leur briquet ; souvent, ils écopent d'une cigarette en retour. Alors que je m'apprête à partir, le policier avec qui je parlais me demande si j'ai déjà vécu en Israël. Je lui réponds que oui. « Est-ce que c'est aussi sale qu'ici ? » me demande-t-il. Où qu'on pose les yeux à Ouman, il y a des ordures.

Publicité

La nuit, mon nez bouché me met à l'agonie. La ville est répugnante. Poussiéreuse, grouillante de gobelets en polystyrène et de mégots de cigarette, de sacs plastiques et de serviettes en papier piétinées. Les poubelles débordent ; les rues sont littéralement inondées par l'eau des toilettes. La ville d'Ouman peut héberger 5 000 touristes. Selon les chiffres consultés, il s'y trouve entre 30 000 et 60 000 cette année. Et les problèmes ont commencé avant même que quiconque n'arrive à Ouman : à l'aéroport de Kiev, des pèlerins ont réussi à prendre le contrôle des haut-parleurs et à diffuser de la musique hassidique ; une scène de danse impromptue s'est déclenchée, avec des gens psalmodiant dans des mégaphones. C'est à cause d'incidents de ce genre, et de l'attitude négative que j'ai observée chez de nombreux hassidim à l'égard des locaux, que beaucoup d'Ukrainiens ont une dent contre les touristes – même s'ils reconnaissent qu'ils donnent un coup de fouet à l'économie.

Il y a un prix à payer pour tous ces dollars, shekels et hryvnia du tourisme. À Ouman, les égouts sont bouchés, le réseau électrique est surtaxé et il n'y a pas assez de camions d'éboueurs pour maintenir l'ordre. Lorsque je rencontre la maire adjointe, Liudmyla Kyryliuk, elle m'apprend que la Fondation caritative Rabbi Nahman de Bratslav contribue à hauteur de 23 000 $ au nettoyage, au ramassage des ordures, au ravitaillement en eau et aux services d'urgence. De toute évidence, c'est insuffisant. Autour de la rue Pouchkine, les gens dorment dans des tentes dressées dans des contre-allées, ou s'entassent sur des rangées de lits superposés dans des cabanes et des garages sans eau courante ni électricité. Entre les gobelets, les sachets de chips, les sacs plastiques plein d'épluchures de légumes et les assiettes en papier, il y a une quantité de PQ usagé, car beaucoup de « logements » n'ont pas de toilettes. Les gens chient où ils peuvent. Et vous seriez surpris de voir où ils peuvent. Certains me décrivent Rosh Hashanah à Ouman comme le Burning Man du monde juif. Je pense qu'à Burning Man, ils ont sans doute de meilleures toilettes – et de meilleures drogues. Un type à qui je parle me demande si j'ai de l'herbe dès que j'éteins le magnéto ; plus tard, je rencontre des tas de gens qui auraient pu être ses fournisseurs, coupant par les buissons pour fumer un joint, veillant toujours à ne les allumer qu'avec la braise d'autres clopes.

Publicité

Yaakov Lehman a essayé le soufisme, le taoïsme et le mouvement Hare Krishna, entre autres, avant de se convertir au hassidisme de Bratslav.

Le jour suivant, j'erre sur la rue principale et me retrouve à descendre vers le lac, un autre haut lieu de prière et de danse. L'eau, dans le judaïsme comme dans d'autres religions, est un élément purificateur, et nombreux sont ceux qui prennent un bain rituel à cet endroit. Je fais la rencontre de deux Américains qui m'invitent chez eux pour déjeuner. C'est à dix minutes à pied et dès que nous quittons la route qui borde le lac, je suis soulagé de découvrir que la foule est bien moins oppressante. Mais le soulagement est de courte durée : lorsque nous arrivons à destination, il y a 35 types qui logent là. On peut entendre les chants et les prières qui s'échappent des autres maisons, et même depuis l'autre côté du lac et de la rue Pouchkine. Mais dans la cour de cette maison, dont la propriétaire est une Ukrainienne nommée Lida, il y a des clapiers à lapins, un poulailler et quelques mètres carrés de calme relatif.

Ici c'est « chez Yoni » – Yoni ou Yonathan Hirschhorn, un Israélien qui est aujourd'hui rabbin à l'université de Maryland Hillel. C'est un type de petite taille, avec les cheveux blonds et des papillotes qui se recourbent autour de son menton comme des cornes de bélier. Il affiche un sourire permanent, teinté de préoccupation, car tout en sortant pour m'accueillir, il doit veiller à ce que d'énormes quantités de nourriture soient préparées à temps, que les toilettes fonctionnent, que les invités soient reçus, que l'Ukrainien édenté et ivre qui découpe des dizaines de poivrons ne se coupe pas un doigt, et que l'esprit d'Ouman infuse sa demeure temporaire. Une bâche bleue fait office de mur de la salle à manger. La salle de bains est inondée sur plusieurs centimètres – conduites bouchées ou douches peu soigneuses, je l'ignore – et les hommes dorment entre quatre et six par chambre.

Publicité

Au premier coup d'œil, on peut voir comment tout est construit à la va-vite. Devant de piteuses constructions modernes, on en vient à craindre que quelque chose de terrible arrive : qu'un toit, un mur, des fondations entières s'écroulent, que les pertes humaines et bien sûr les conséquences financières soient désastreuses. Mais qui a pour rôle de s'assurer que les règles de construction sont respectées ? Les touristes ? les habitants ? les dirigeants de la ville ? Beaucoup d'Ukrainiens me disent que le nouveau gouvernement est encore plus corrompu que le précédent. L'ancien président Viktor Ianoukovitch était un « bandit », disent-ils, mais au moins il en laissait un peu à la population. Les nouveaux dirigeants s'approprient tout. Cela veut probablement dire qu'avec un pot-de-vin aux bonnes personnes, on peut obtenir des licences, faire fermer les yeux sur des constructions miteuses et ignorer des décrets municipaux. Peu de cet argent échoit aux citoyens ordinaires.

Des juifs de tous milieux – des hassidim « de naissance » aux anciens gobeurs d'acides repentis et autres âmes perdues – mangent de la hallah et de la viande grillée « chez Yoni », une maison d'hôtes où environ 35 pèlerins sont hébergés.

Certains éléments de Bratslav me rappellent des courants de méditation et des thérapies New Age qui mettent l'accent sur la pleine conscience et les relations humaines. Yoni m'explique que, pour les membres de la communauté Bratslav, la religion signifie qu'« au lieu d'être motivés par la peur, nous allons être motivés par la foi et les relations humaines ». Il y a un réel désir de nouer des relations avec des segments de la population qui pourraient être jugés « dangereux » par le reste du monde orthodoxe – par exemple, un journaliste apostat et un photographe ukrainien, d'anciens criminels ou toxicomanes – et que les pèlerins sont prêts à accueillir. « Rabbi Nahman a dit : "Le monde est un pont très étroit, l'essentiel est de ne pas avoir peur" », me dit Yoni. Ces mots du rabbi sont fréquemment mis en musique – essentiellement de la house à basses lourdes ou de la techno – et semblent rebondir dans le ciel et se refléter dans l'eau de telle façon qu'ils atterrissent invariablement tout droit dans mes oreilles.

Publicité

Quand je reviens pour dîner, j'emmène Alexander Chekmenev, le photographe ukrainien avec qui je travaille. Chezi, un type d'Atlanta qui a grandi dans une famille laïque mais est maintenant très pratiquant, me demande de transmettre ses remerciements aux Ukrainiens pour accueillir les juifs ici à Ouman, et pour être si bienveillants. Il voudrait que davantage de pèlerins soient respectueux envers les habitants. Il tient à expliquer les motivations historiques qui sous-tendent le ressentiment que montrent certains juifs, la façon dont ils perçoivent la police et les soldats – et combien elle est liée à des siècles d'oppression. Il signale que les enfants se tiennent sans doute mal parce qu'il n'y a pas de mères ici, comme les femmes ne sont pas autorisées. Et les mauvais comportements ne manquent pas : la veille, j'ai vu trois jeunes garçons religieux marcher le long de la route surplombant l'eau, jetant des regards amicaux à des policiers ukrainiens qui patientaient près de leur camionnette. « Kelev tov, kelev tov », leur a dit l'un des garçons avec un grand sourire. L'un des Ukrainiens leur a souri en retour, sans savoir qu'il venait de se faire traiter de « bon chien ». Alex, un local qui vend des manteaux sur le marché, me dit plus tard que les juifs ne le traitent pas avec respect. « Ils me parlent avec une condescendance évidente », dit-il. « Honnêtement, je comprends pourquoi ces gens se sont détournés du Christ. »

Publicité

Serhiy Alekseev, un élu municipal, a développé la réputation d'être dur avec les hassidim qui viennent à Ouman.

De retour chez Yoni, on me présente un autre pèlerin, Yaakov Lehman. C'est un homme rompu aux usages du monde, diplômé de plusieurs universités dont la London School of Economics. Il a grandi dans une famille laïque à Tucson, puis à Santa Barbara, et était selon lui un « bolchevik psychédélique » durant sa jeunesse, « intéressé par la révolution et l'altération de la conscience ». Aujourd'hui fondateur d'une société du nom de Wisdom Tribe, qui vise à incorporer les sagesses anciennes à la culture d'entreprise moderne, Lehman en est venu sérieusement au judaïsme orthodoxe – son nom était alors Jacob – il y a dix ans environ, après avoir « dansé avec les Hare Krishna, pratiqué le Pranayama avec les yogis, atteint la béatitude avec les soufis et brûlé de l'encens avec les taoïstes ». Il est peu enclin à me livrer son passé, mais a publié des articles pour expliquer son choix d'embrasser la religion de ses ancêtres. « Au final », écrit Lehman dans un post sur Medium, « c'est un ami non juif du lycée qui, après avoir fui un contrat placé sur sa tête par la mafia mexicaine, m'a conduit à explorer mes racines. Alors qu'il était réfugié chez moi à Santa Barbara, [mon ami] a un jour traversé un champ et a rencontré un rabbin qui plantait des arbres durant la fête écologique de Tou Bichvat. » La relation de Lehman avec le rabbin l'a conduit à déménager en Israël et à étudier dans une yeshiva. Il vit en Terre sainte depuis lors.

Publicité

Lorsqu'il était étudiant à l'Université de Californie à Santa Barbara, Lehman a fondé un festival musical du nom de Chilla Vista, qui a toujours lieu aujourd'hui. « J'ai toujours été attiré par les expressions extatiques de l'humanité, dans des grands rassemblements autour d'une cause », dit-il, relevant les similitudes entre le festival et le pèlerinage. Son mémoire de Master à l'université de Vienne était sur la désécularisation du monde contemporain. Il est sans doute une illustration flagrante de sa propre thèse. Et ce n'est pas un exemple isolé : en rentrant, je trouve d'autres affirmations que la religion n'est pas en voie de disparition : grand-mère Zina est assise à la table de la cuisine et lit la Bible familiale.

L'idée de construire une croix géante sur la colline au-dessus d'un lieu de pèlerinage juif est venue en rêve à Valeriy Kislinski.

Le dernier jour de Rosh Hashanah, je rencontre Serhiy Alekseev, un élu municipal. Alekseev est membre du parti Svoboda, très critiqué ces dernières années pour sa xénophobie, son nationalisme et son antisémitisme – le Congrès juif mondial a été jusqu'à le qualifier de parti néonazi en 2013. Les membres du parti ont nié ces affirmations. Alekseev me dit que les gens « élisent une personne, pas un parti », et que de toute façon, Svoboda est plus ou moins « normal ».

L'élu est furieux quant à la situation du pèlerinage à Ouman. Il est passé aux infos quelques mois plus tôt pour avoir fait détruire un magasin construit illégalement dans la rue Pouchkine et a acquis la réputation d'être dur avec les hassidim qui viennent dans la ville. En janvier 2016, les médias ont annoncé – et la vidéo semble confirmer cette version des faits – qu'un hassid avait menacé Alekseev avec un couteau suite à une dispute. Il leur avait été demandé de dégager le passage pour laisser passer un chasse-neige, et la querelle aurait mal tourné. Il me dit qu'il faudrait un maximum de 5 000 personnes à la fois pour Rosh Hashanah, qui seraient amenées en bus, prieraient, avant de laisser la place à un autre groupe de pèlerins – ainsi, chacun pourrait prier sans surcharger l'infrastructure de la ville. Alekseev m'embarque pour une visite, où il pointe du doigt les ordures, le papier-toilette et ce qu'il affirme être des violations du code de construction. Il me dit que les pèlerins ne sont pas contrôlés sur le plan sanitaire ; à plusieurs reprises, il désigne quelqu'un à proximité et se demande si l'homme incriminé a la tuberculose. Peu importe le fait que le taux de tuberculose en Ukraine soit de 91 pour 100 000, tandis qu'en Israël et aux États-Unis – pays dont viennent la majorité des pèlerins –, les taux sont respectivement de 4 et 3,2. Mais Alekseev a raison quand il parle de l'infrastructure surchargée et de la corruption qui permet de négliger les décrets locaux. Comme nous passons devant des canalisations bouchées, des rigoles d'eaux usées, des tentes au bord du lac, je commence à comprendre sa fureur, même si je n'approuve pas toutes les cibles de sa colère. « C'est une affaire de business, pas de religion », dit-il du pèlerinage. Pourtant, en dépit de ce qu'il ressent à l'égard des hassidim, c'est contre les dirigeants de son propre gouvernement qu'il est le plus en colère. Ce sont tous des vendus, me dit-il, alors que nous marchons vers la croix sur la colline. Un petit pot-de-vin bien placé à Kiev autorise les constructeurs à contourner tous les codes et normes. « Nous vivons dans un système féodal. »

La croix controversée était une idée de Valeriy Kislinski, il y a des années. Kislinski, qu'Alekseev présente comme son assistant, est un type efflanqué avec une casquette de base-ball vissée sur la tête. Kislinski est à l'opposé de son patron – il parle d'une voix mal assurée et si Alekseev sillonne la ville comme un taureau, Kislinski est davantage la mouche qui volette sur ses flancs. La vision religieuse lui est venue en rêve et peu après, il a abordé le sujet face à un conseil d'activistes et d'ONG. L'idée leur a plu, me dit-il, parce qu'ainsi « ces étrangers sauraient où ils sont, sur notre territoire ». Kislinski affirme que ce n'était pas son intention, et l'érection de la croix a été repoussée de plusieurs années à cause de ce désaccord. Pour lui, la notion même d'une croix « contre quelqu'un » est une abomination aux yeux de la chrétienté et ajoute que l'emplacement était simplement le bon, peut-être même la volonté de Dieu. Mais quand Alekseev, lui-même et quelques autres ont érigé la croix en 2013, les dirigeants de la ville comme les leaders juifs ont condamné ce qu'ils jugeaient comme une provocation.

Des policiers ukrainiens et israéliens montent la garde ici au sommet de la colline, et l'atmosphère est tendue quand Alekseev serre la main des Ukrainiens, qui le connaissent de vue, puis se met à genoux et embrasse la figure écartelée de Jésus sur la croix. De ce point de vue, on surplombe des milliers de juifs réunis au bord de l'eau. Il est difficile de ne pas percevoir l'idée de cette croix pile à cet endroit comme un acte de provocation. Mais peut-être Kislinski met-il, même involontairement, une autre idée en lumière : les deux camps ont davantage en commun qu'ils ne veulent bien l'admettre. Jésus et Nahman – deux rabbins excentriques, tous deux morts dans leur trentaine, parias, rejetés par leurs pairs, tous deux d'irrésistibles aimants pour les marginaux, les faibles, les exclus, les malheureux. Mais je ne pense pas que c'était là qu'il voulait en venir.

Alekseev touche la croix controversée.

À la tombée du jour, la fête s'achève. J'ai hâte de quitter cet endroit, les déchets, la foule, les chants, la poussière. Je suis avide d'un silence et d'une tranquillité que je ne trouverai pas même à l'aéroport. Partout pendant mon voyage de retour, d'Ouman à Kiev, puis d'Istanbul à New York, il y a des pèlerins. Tandis que l'avion s'approche de l'aire de stationnement à JFK, un pèlerin portant un masque chirurgical se précipite dans l'allée centrale. « Monsieur, vous devez rester assis », lui dit l'hôtesse exaspérée. Il s'assied par terre dans le couloir, devant les toilettes, tandis que d'autres applaudissent et acclament son insolence.

Cette scène est représentative de ce que j'ai vu ces derniers jours. Je m'attendais à trouver une foule déchaînée, du chaos et même une prostitution effrénée. Mais la foule était amicale, ce n'était pas tant que chaos que le désordre, et je n'ai rien remarqué en termes de prostitution que l'on ne trouve dans les autres villes. J'ai trouvé des individus qui se sont montrés chaleureux avec moi, juif, quoiqu'impie, et très souvent désobligeants envers leurs hôtes chrétiens, catholiques ou orthodoxes. Et je ne peux pas dire que ce n'était pas réciproque. Il est difficile de démêler des centaines d'années d'animosité, et peut-être est-ce trop demander des pèlerins que de vouloir qu'ils retournent dans un pays dont leurs ancêtres ont été exilés – ou pire – et se comportent comme si l'histoire n'avait pas eu lieu.

Je me demande si nous sommes au point de rupture. Quelques mois plus tard, je suis horrifié d'apprendre que des Ukrainiens se sont introduits dans la sépulture de Rebbe Nahman et l'ont profanée avec une tête de cochon. Une croix gammée était gravée sur son front et plusieurs Israéliens présents au moment de l'attaque ont été hospitalisés. Puis, au Nouvel An, la statue de Jésus a été arrachée de la croix, apparemment en représailles. Je repense à Lehman, à Yoni et Chezi, à la façon admirable dont ils se sont comportés en terre étrangère, et je me demande s'ils reviendront l'année prochaine. Je me demande aussi si Kislinski rêve encore.