FYI.

This story is over 5 years old.

Food

La transformation d'un chef

En cuisine, cela peut prendre beaucoup de temps avant de trouver sa voie, avant d'affirmer sa marque. Chef Paul Liebrandt explique comment il a trouvé son style en misant sur le goût, le respect des ingrédients et une approche minimaliste du dressage.
Photo courtesy of Paul Liebrandt

Paul Liebrandt est une figure incontournable du paysage gastronomique actuel. Connu pour son style novateur et décalé, il a dirigé les cuisines des restaurants les plus prestigieux de New-York, avant d'ouvrir son propre établissement à Brooklyn en 2013. En 2013 il a fait l'objet d'un documentaire, A Matter Of Taste, qui retrace les moments marquants de sa carrière. Récemment, il a publié To the Bone, son premier livre. Il partage aujourd'hui dans nos colonnes les questions qu'il se pose sur la cuisine, sa philosophie du goût, et évoque la manière dont la culture japonaise a considérablement inspiré son approche de la gastronomie.

Publicité

Si vous trouvez quelque chose joli, vous avec tendance à mieux l'accepter. J'aime bien faire ce genre d'analogies pour parler du dressage des plats parce que c'est une façon intéressante de le concevoir. Par exemple, imaginez que vous allez chez le docteur et qu'il présente mal ou pire, qu'il sent mauvais, comme si ça faisait cinq jours qu'il ne s'était pas douché : vous partiriez en courant . Aller chez le docteur c'est quelque chose de très personnel : vous y allez pour parler de vos problèmes de santé, et le minimum serait de pouvoir le faire avec quelqu'un qui a l'air bien portant.

C'est exactement la même chose avec la nourriture.

Si une assiette est bien présentée et qu'elle met en valeur un produit de la plus belle des façons, le tour est joué. Mais il n'y a pas que l'aspect du plat qui rentre en compte, bien sûr. Certains plats peuvent être très beaux à voir ; le goût restera toujours l'enjeu principal. Cela ne me dérange pas de manger un plat moins bien présenté qu'un autre, pourvu qu'il ait meilleur goût. Ce qu'on retient, c'est le goût.

Pour moi, la nourriture doit toujours avoir l'air réelle, authentique, elle ne doit pas être camouflée, surtout quand on travaille avec de beaux produits.

À l'ère du numérique, les gens ne mangent pas avec l'estomac, mais avec les yeux. Je pense que c'est très important de prêter attention à ce que l'on mange. Les êtres humains sont des créatures très attachées au visuel : on aime à anticiper comment on va réagir à une situation avant même de la vivre, juste en la visualisant. Avant de goûter, avant même de renifler une assiette, on se fait déjà une idée de ce qu'on ressent ou de ce que cela nous rappelle : c'est pourquoi la présentation et l'esthétique des plats sont aussi très importantes. Pour moi, la nourriture doit toujours avoir l'air réelle, authentique, elle ne doit pas être camouflée, surtout quand on travaille avec de beaux produits. Si je dois cuisiner une pièce de viande ou de poisson je veux que ça ressemble à de la viande ou du poisson. Si le client parvient à reconnaître l'aliment, il peut se faire une idée du goût que cela aura. Je n'aime pas quand la technique est trop visible dans l'assiette. Chaque assiette a un centre qui doit guider le regard aux alentours. Les ingrédients ne devraient pas s'entasser dans un coin. Un détail doit vous guider naturellement vers un autre.

Publicité

J'ai beaucoup été influencé par les peintures de Cy Twombly ou de Rothko, par leur manière d'appréhender les couleurs et les formes. La cuisine et l'art se complètent assez bien : on peut s'inspirer d'une peinture de Rothko ou de Miró pour donner forme à une assiette de fruits de saison, par exemple. Et c'est pareil avec les légumes, on obtient toujours de beaux résultats.

En vieillissant, on affirme sa personnalité. Il y a dix ou quinze ans, mes plats étaient la synthèse des différents chefs pour lesquels j'avais bossé. Comme la plupart des jeunes chefs, je recherchais une forme d'osmose : j'absorbais ce que j'apprenais de mes mentors en essayant de trouver une harmonie, en essayant de faire le lien entre toutes ces influences. Ça prend du temps d'épurer et de trouver sa voix. Mais en réalité, je pense que personne ne trouve jamais sa « voix intérieure ». Il faut continuer à la chercher tous les jours. Personne ne se réveille un matin en se disant : « c'est bon, j'ai réussi ». Car le style des chefs change avec l'âge, à mesure que leurs palais et leurs envies évoluent. On est aussi influencés par nos expériences personnelles, en dehors des cuisines, et c'est ça qui est amusant !

C'est le respect de l'ingrédient qui me passionne : l'idée que l'on peut continuer à faire des expériences avec un produit sans que la main de l'Homme soit visible.

Aujourd'hui, je préfère miser sur une exécution parfaite plutôt que sur une créativité de circonstance. Selon moi, chercher le minimalisme dans une assiette peut permettre de maximiser la saveur et la texture de l'ingrédient principal, voire de lui donner du peps.

C'est quelque chose que j'ai compris lors d'un voyage à Tokyo, il y a quatre ans. Depuis, le Japon et son histoire sont devenus de véritables influences. Pouvoir goûter à leur cuisine était quelque chose de formidable, mais c'est autre chose qui m'a véritablement touché : leur respect pour l'ingrédient et pour la cuisine en elle-même. Cette découverte m'a bouleversé. C'est une philosophie assez similaire à celle que j'ai découverte lors de ma formation culinaire en France.

Tout le monde peut comprendre le côté minimaliste à l'œuvre dans la cuisine japonaise. Pour ma part, ce fut une révélation et c'est ce qui a changé radicalement ma vision et mon rapport à la cuisine. C'est le respect de l'ingrédient qui me passionne : l'idée que l'on peut continuer à faire des expériences avec un produit sans que la main de l'Homme soit visible. Je pense d'abord au sushi : du riz et du poisson — seulement deux ingrédients. Et puis je pense à la première fois où j'ai goûté de l'oursin à Hokkaido : préparé à la bonne température et à bonne maturité — c'est hallucinant. Mon premier contact avec la culture japonaise a donc été un tournant décisif dans ma carrière. Et cela ne se ressent pas uniquement dans le style, j'ai aussi changé de démarche. J'ai compris qu'il fallait que je réorganise la façon dont je dressais mes assiettes. Less is more. Ma perception du gout a mûri, mon point de vue sur la cuisine a pris de la hauteur.

Au final, c'est aussi une manière de faire mûrir les goûts des clients. Tout le monde ne voit pas forcément la nourriture de la même façon que moi. Ce qui est clair dans ma tête, ne l'est peut-être pas dans celle des autres. Donc on doit sans cesse faire en sorte d'épurer sa cuisine, on doit l'expliquer, on doit lui faire prendre de la maturité.

Propos recueillis par Kirsten Stamn.