Art & Alcool
Image de Une : Édouard Manet, Le buveur d'absinthe, 1859.

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Culture

Art & Alcool

L’alcool, ce génie : est-ce que l’ivresse est mère de toute création ?

Plusieurs millénaires avant de se réincarner en groupe de rock français, Dionysos était le dieu « de la vigne, du vin et de ses excès, de la folie et la démesure », mais aussi du théâtre, à défaut d'être celui de tous les arts. Au XIXe siècle, grâce à l'acharnement de nos poètes français, alcool et création sont devenus un peu plus inextricablement liés. Outre-Rhin et en son temps, Nietzsche faisait l'apologie des liquoreux et des pulsions créatrices et libératrices que ce dernier inspirait à l'Homme, lui permettant de dépasser, enfin, le stade si pitoyable d'être humain. Malgré des réserves à ce sujet dans d'autres écrits où il était visiblement plus sobre, on va vous la faire courte, les créatifs de tous les horizons ont continué à boire. Dans la peinture classique, le vin, la grappe de raisin, le verre d'alcool sont des motifs redondants, mais l'artiste est-il pour autant un alcoolique ? L'alcool, autre chose qu'un motif voire, un vice ? Sans doute pas.

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C'est dans la musique et la littérature qu'on trouve le plus d'alcooliques géniaux : certains en ont fait un argument de carrière, d'autres l'ont érigé en art de vivre — d'autres encore en nécessité destructrice, toujours prête à se placer entre eux et leur œuvre. Au fil du temps, les artistes alcooliques ont été érigés au rang d'icônes modernes, parfois uniquement pour leur descente, sans doute parce que, dans un monde trop policé, ils baignent dans une aura de subversion qui nous titille : une sorte d'ivresse par procuration. Mais les « tops » d'artistes bourrés finissent fatalement à ressembler à la liste de recommandations que votre vous post-adolescent aurait aimé refiler à votre vous préadolescent : Bukowski, Kerouac, Lemmy Kilmister, Gérard Depardieu… Alors, qu'en est-il des relations entre l'artiste et la picole au cours de ces cent dernières années ? La vérité se situe quelque part entre cet article et le verre de trop.

Alors comme il semble intrinsèquement lié à la création, on a passé en revue les différents arts à l'alambic afin d'établir si nous sommes tous des artistes en devenir ou juste de simples poivrots.

Littérature

Comme on parle d'écrivains-voyageurs, on pourrait parler d'écrivains-alcooliques — Certains d'ailleurs, jouent dans les deux catégories. Les bons écrivains alcooliques sont plus nombreux que les électeurs de Jean-François Copé et les meilleurs d'entre eux ont le don de brouiller les lignes entre réalité et mythologie, allant parfois jusqu'à se transformer en personnages de leurs propres romans. Ernest Hemingway divisait ses journées en deux parties : travail d'abord, beuverie ensuite. Mais il aimait en rajouter sur ses talents de boxeur, ses prouesses sexuelles et ses difficultés financières, alors pourquoi pas sur sa descente ? Il me semble avoir entendu que Faulkner buvait du sirop pour la toux. Fitzgerald « doit » certains de ses textes à son alcoolisme. London a carrément publié un essai pour réclamer de ses vœux la prohibition, sentant qu'il serait sans elle incapable d'échapper à la bouteille…

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Hemingway à Venise. Pas le dernier sur la picole. 

La liste est encore longue et aussi fournie de notre côté de l'Atlantique. Mais s'il y en a un qui est au-dessus de la mêlée, c'est incontestablement le Britannique Malcolm Lowry. L'auteur de Au-dessous du volcan a tissé une relation tellement intime avec l'alcool, il était arrivé à un tel degré de connaissance des effets distinctifs de la tequila et du mescal, que « le style même de l'œuvre répond directement à un état psychologique bien connu de l'auteur : l'ivresse », comme le résume Cerveau & Psycho. Ceci dit, tous les auteurs alcooliques s'accordent sur un point : torché, on n'écrit rien de valable. Seule exception notable, Frédéric Beigbeder assure : « Il y a beaucoup de choses dans mes livres qui ont été écrites dans des états très avancés. » C'est bien ce qu'on disait.

Art contemporain

Je connais un type depuis bientôt dix ans — appelons-le François Labiche. On a souvent fini saouls ensemble ou séparément et il a été en résidence à la Cité internationale des arts. François Labiche est-il un artiste ? Oui. Il a concouru à des prix d'art contemporain et travaille à sa première exposition monographique. François Labiche est-il alcoolique ? Oui, au sens du site automesure.com. Cela affecte-t-il son travail ? Difficile à dire. Les matinées de ramasse se mettent sans doute parfois en travers de sa productivité, mais pas plus que d'autres facteurs parmi lesquels la sortie d'un nouveau film de l'univers Harry Potter, la pluie, son travail alimentaire ou le week-end. L'alcool est-il un motif récurrent dans son œuvre ? Non.

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Rien de très étonnant, à en croire l'historien des arts Norman Rosenthal. Pour François Labiche comme pour des centaines de millions de ses frères humains, l'alcool n'est qu'un moyen parmi d'autres de tuer le temps, de tisser du lien social, de détruire sa santé à petit feu, de lâcher prise, de chanter en public, de communier dans des transes extatiques ou d'expulser le kebab ingéré en début de soirée. « Les artistes boivent souvent, mais s'en servent peu dans leur travail », assure Rosenthal au sujet des artistes contemporains. Que conclure de tout ça ? Les drogues ont-elles supplanté l'alcool dans le corps des artistes et l'imaginaire des spectateurs ? Aucune idée.

Musique

Les beuveries folkloriques, de préférence au mauvais whisky, sont indissociables de la mythologie du rock'n'roll — oh yeah. Des hordes de mécontents peuvent bien regretter sur Facebook que l'époque « Footing, tofu et zumba » a remplacé le bon vieux régime « sex, drugs and rock'n'roll » qu'ils ont eu la riche idée de ne pas s'imposer, la vérité, c'est que les choses n'ont pas bougé tant que ça. En tournée, l'alcool est l'une des rares choses à intéresser un groupe de musique. Arrivé sur les lieux de son concert, celui-ci s'empresse de s'attabler dans la pénombre et d'entamer le pack de bière fourni par l'organisation.

Il y a quelques années, j'ai accompagné les gars de Régal lors d'une tournée européenne. Salles vides, drogues douces, moments de grâce, remises en question, liasses de billets, tests urinaires, racisme, zones pavillonnaires : l'article que je devais en tirer promettait de faire date dans l'histoire de la « narrative non-fiction » à la française. Il a pris l'eau comme un Trafic de location sur les routes de Belgique, mais je me souviens très bien de ces merveilleuses semaines d'ennui épique. Et notamment des litres de pils bus vaille que vaille, sous les lumières blafardes des salles de concert de Marseille, Fribourg, Tubingen, Amsterdam, Charleroi ou Paris. Certains soirs, le groupe s'octroyait même une bouteille de Jim Beam qui descendait toujours trop vite.

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Quand le cachet n'était pas à la hauteur de nos attentes, il était compensé en nature. Après les kilomètres sur la route et les balances, tout le monde n'aspirait qu'à boire un bon coup. Sur la longueur, ce régime n'a rien de bon, c'est vrai, et en dehors des concerts, cette tournée n'a sans doute pas été très productive. Mais les gens qui renoncent au salariat et à une garde-robe décente pour jouer de la guitare ont depuis longtemps tourné le dos au néolibéralisme galopant et à la rentabilité : une bière vaut mieux que deux tu l'auras. Reste l'épineuse question des groupes straight edge. Comment leurs membres occupent-ils leur temps en tournée ? Exactement pareil, mais avec du Perrier.

De l'art de mélanger les saveurs

Dans le turbotrain fourré à la merde qui nous sert de planète, le wagon-restaurant a récemment été remplacé par un bar à cocktails tenu par des baristas diplômés en mixologie. Repoussant toujours plus loin la fusion des saveurs et des textures, ces Prométhée ultramodernes conduisent les Hommes vers des sommets toujours plus étourdissants, escortent leurs âmes vers une ivresse divine, allègent leurs pas lourd, leurs poches pleines et leur esprit torturé. Oui : les faiseurs de cocktails s'affranchissent des limites physiques millénaires entre art et alcool, érigeant le premier au rang du second. Grâce à eux, tout individu en règle peut savourer, le soir venu, un nectar unique composé par un chef réputé — preuve qu'au XXIe siècle, l'art reste synonyme de liberté.

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Plus sérieusement, le mariage entre art et alcool ne date pas d'hier : en 2014, le magazine du Monde consacrait déjà un article aux « partenariats » entre artistes et alcooliers. Le but des marques : « accroître leur visibilité malgré les lois limitant la publicité pour l'alcool » en s'associant à « une star ou un jeune talent émergent mais déjà respecté ». Une stratégie marketing on ne peut plus logique dans la mesure où « les créateurs sont devenus des médias » et où « les maisons qui collaborent avec eux s'achètent leur audience. » Ou comment Karl Lagerfeld et Jeff Koons ont préfiguré la mixologie. À croire que les alcooliers étaient les seuls à avoir anticipé la poussée de Fillon, qui prêche pour un accroissement de l'investissement privé dans la culture.

Une femme qui boit, c'est honteux

Des femmes artistes qui boivent, il y en a. Mais en alcool comme en art comme en à peu près tout à l'exception du porno et des soins infirmiers, on les voit moins. D'après Pascale Belot-Fourcade, Duras se définissait pourtant par son rapport à la boisson : « Pendant l'unique période de sevrage, elle affirme encore : "je suis une alcoolique qui ne boit pas", ne lâchant rien de son être alcoolique dont elle fait identité (…). » Difficile, aussi, de penser à l'alcool et à la création sans citer Sagan, qui passe aux yeux du public de fêtarde à dépressive après un delirium tremens médiatisé. Frida Kahlo mélange également boisson et médicaments, sans doute pour atténuer ses souffrances – une mixologie contreproductive.

Plus récemment, la presse fouille-merde a adoré nous abreuver des tristes frasques de Britney Spears ou de Lindsay Lohan. De « Frida » à « Britney », l'alcool est une plaie, un vice dégradant qu'il faudrait cacher au public. Les excès qui faisaient la gloire des hommes au début du siècle, ces bouteilles vides brandies comme autant de prothèses phalliques, jettent l'opprobre sur les jeunes filles cent ans plus tard. Ce que résume ici une autre artiste alcoolique Véronique Sanson — d'ailleurs très appréciée de François Labiche : « À un homme, on pardonne plus facilement d'être un alcoolique (…). Une femme qui boit en revanche, c'est honteux. »

Alors, musiciens, auteurs ou artistes contemporains des deux sexes doivent-ils boire pour réussir ? L'ivresse leur permet-elle d'accéder à des hauteurs d'âmes inaccessibles au sobre commun des mortels ? La chute de l'ivrogne lui fournit-elle à tous les coups la matière future de son art ? L'alcool permet-il de décomplexer l'artiste angoissé par le vide qui précède la création ? Bah. Tout ce que je suis en mesure d'assurer, c'est que le talent n'est pas proportionnel au contenu du minibar, et que la qualité de l'œuvre a rarement à voir avec celle des alcools qu'on ingère. J'en veux pour preuve cet article, écrit en compagnie d'un verre de tsipouro maison, lourd et parfumé, mal raffiné mais authentique, dont les arômes vous hanteraient encore, bien longtemps après que tout souvenir de ce que vous venez de lire se soit évaporé.

Maxime Brousse est par monts et par vaux, on peut cependant le trouver dans le bar le plus proche et pas sur Twitter.