Hey la photographie, va te faire foutre !

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Culture

Hey la photographie, va te faire foutre !

Des égos obèses, galères à tous les étages et pas de budget : il semblerait que photographe soit vraiment un métier de merde.

Précarité, arrogance, hygiène déontologique déplorable ou – plus grave encore – mimétisme : il semblerait que photographe soit vraiment un métier de merde. Du photojournalisme de terrain à des pratiques beaucoup plus conceptuelles, le métier semble collectionner les fractures. Derrière des vitrines humanistes, des images d'auteur altruistes ou des séries de photographies engagées se cachent souvent de belles crises de jalousies et quelques coups de putes.

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Il faut avoir assisté à une lecture de portfolio entre jeune padawans et opérateurs "experts" du Game pour effleurer les niveaux de frustrations interdits qui frappent le milieu de l'image moderne.

Pourtant, la profession sait toujours se farder… Et charme chaque année un lot de néo-prétendants conséquents : tous les services culturels de France veulent désormais leur festival local dédié à l'image et les bancs des écoles de photos sont toujours aussi bien pourvus. Bien que concurrencé par les smartphones, le marché des appareils professionnels résiste plutôt bien : pour les compacts experts et les reflex, il continue même de progresser.

En fait, en 15 piges, le nombre de photographes en France a augmenté d'un tiers*. En 2015 en France, ils sont 25 000. Le hic, c'est que cette année encore, près de la moitié d'entre eux ne se verseront qu'un SMIC**. Et c'est chez cette moitié très fragilisée que les jeunes sont sur-représentés. Et c'est évidemment chez cette sous-population que se trouve la jeune photographie. Isolés, rarement syndiqués***, souvent auto-entrepreneurs, ils tirent leurs principaux bénéfices de plans corporate. Trop rarement de fonds de dotations ou de bourses à la création. Résultat ? La frustration créative s'exerce ici à des niveaux interdits.

Pourquoi tous ces refus ? Qui a fait de la photographie un milieu si tendu ? Peut-on vraiment survivre à une lecture de portfolio avec Christine Ollier, directrice de la galerie Les Filles du Calvaire, adorée et haïe par tous ?

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On a demandé à Roger Ballen, Guillaume Chamahian le boss du Festival Les Nuits Photographiques ou Tess Raimbeau, jeune photo editor chez Libé, pourquoi personne ne se plaint autant qu'un photographe.

Roger Ballen, photographe
"Des millions de photographies sont réalisées quotidiennement. La majeure partie de cette production est réalisée en toute naïveté. Les moyens de production sont candides, car les visées esthétiques de ces images sont d'abord décoratives. À un niveau pro – et là je te parle plus des gens qui shootent leur bagnole, leur bouffe ou leur chien -, une brutalité extrême et croissante s'opère dans les rédactions. Les journaux ou la télévision sont des prismes ultra-concurrentiels, postés en première ligne de la violence du monde. J'habite en Afrique du Sud, crois-moi, ce monde est violent. Après, en termes d'accès, je trouve que le marché de la photographie d'Art reste toujours autant impénétrable. Réussir à maintenir une côte décente dans ce milieu, ça, c'est un véritable tour de force. La dimension spéculative qui y règne est une des plus imprévisibles que je connaisse. Ça rend le business super-tendu. Et quasi-inaccessible. Mis à part Cindy Sherman, Thomas Struth et moins d'une dizaine d'autres artistes, personne ne vit de la photographie d'Art aujourd'hui."

Né d'un père avocat et d'une mère éditrice pour l'agence Magnum, Roger Ballen est installé depuis 30 ans à Jo'burg. Il est devenu un des plus grands photographes de son pays d'adoption avec son travail sur les white trash sud-africains, des freaks afrikaners aux deux rappeurs de Die Antwoord.

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Marie-Pierre Subtil, rédactrice en chef
"Les photojournalistes professionnels constituent une vraie communauté d'esprit et de valeur. Mais l'union sacrée s'arrête là. Économiquement, l'individualisme domine. Le nombre de syndiqués est, par exemple, tout à fait dérisoire. Après, ils sont responsables de l'état de leur profession. Une profession où la course à la publication est telle que beaucoup d'entre eux ne prennent plus le temps de penser le métier. Nous recevons trop de sujets similaires. Je parle des inévitables séries sur les enfants des rues, le quotidien de prostitués ou les favelas au Brésil. Il n'y a pas que le Pakistan ou le Myanmar pour faire de l'image ! Trop de photojournalistes choisissent les mêmes destinations peu chères et prétendument photogéniques par pur mimétisme. Juste parce qu'ils pensent que ces destinations leur garantiront d'être publiés. Mais le métier ne se vit pas à travers une géographie du conflit. La bonne série de photographies, la bonne histoire, elle peut très bien se trouver en bas de chez vous. Chez 6 Mois, c'est ce que nous tentons d'impulser. Combien sont prêts à sacrifier le fantasme d'un reportage exotique à de vraies analyses ? Ils sont une poignée en vérité. Mais regarde la presse, car ceux-là sont régulièrement publiés."

Marie-Pierre Subtil a travaillé au Monde durant plus de 20 ans. Depuis 2011, elle dirige la revue 6 Mois.

Guillaume Chamahian, directeur artistique
"Il y a quinze ans à Paris, tout le monde voulait être graphiste. Y'a dix ans, c'était réalisateur. Aujourd'hui, tous les créatifs courent après la vie de photographe. L'arrivée du numérique a rajeuni la pratique. Et diversifié les approches. Paradoxalement, les boulots qui me passent entre les mains sont très aboutis. Je ne dis pas que tout ce que je vois en lecture de portfolios est bien, mais le niveau y est de plus en plus élevé. Parce que les gens ont bouffé énormément d'images. Parce que leurs regards se sont aiguisés. Désormais, les références se situent plus entre l'école de Düsseldorf, Joan Fontcuberta ou Wolfgang Tillmans que de Parr, Goldin ou même d'Agata… Une des difficultés majeures qui règne désormais au sein de cette nouvelle scène photographique, c'est que les mecs ont vraiment envie d'en être. L'ambition qui s'exerce est très, très forte. Évidemment, il y a peu de place et trop de monde, donc la notion de réseau se retrouve poussée à son paroxysme. C'est ce même réseautage qui remplit les écoles d'ailleurs. La soif de réussite et de visibilité est telle qu'aujourd'hui, chaque photographe veut son propre ouvrage. La légitimation par le livre d'art est franchement intense. Et figure-toi que les expériences papier sont assez réussies. On n'est pas dans des projets pourraves imprimés chez Blurp. Les jeunes photographes ont mené de vraies réflexions sur la fabrication, les choix de papiers ou de distribution. La nouvelle photographie, c'est une génération de trentenaires aux dents longues, avide de réussite et de reconnaissance. De fric aussi. Et dans le même temps, on ne fait pas face à des arrivistes prêts à sucer. Leurs boulots sont intègres, les recherches très investies. Bon, là je te parle de la vingtaine de photographes qui tournent en galeries ou en festivals. La presse les intéresse moins car elle ne paye plus. En gros, tout le monde veut rentrer chez Kamel Mennour ou aux Filles du Calvaire."

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Photographe-plasticien, Guillaume Chamahian s'est beaucoup intéressé à la disparition de l'homme. Il dirige également le festival d'avant-garde Les Nuits Photographiques.

Christine Ollier, directrice de galerie
"Aujourd'hui le statut d'artiste est valorisé dans l'imaginaire collectif à un tel point, que chacun prétend à un développement personnel qui passerait par l'expression artistique. La photographie, dotée des libertés techniques que l'on sait, n'échappe pas à ce phénomène. À chaque sortie de Paris Photo nous recevons entre 300 et 400 demandes. Avec tout et n'importe quoi. Nous oscillons de toute façon autour d'une quinzaine de propositions hebdomadaires, parmi lesquelles 20 à 30 % de photographes qui tentent de trouver une échappatoire par le mirage de la galerie. Est-ce qu'il y a de l'ego dans cette mécanique ? Oui. Bien que les motivations soient souvent économiques. Il existe en France une certaine forme d'assistanat qui permet à beaucoup de créatifs de se maintenir dans ce statut d'artiste. Ou bien souvent, juste son illusion. Rien de comparable avec les scènes canadiennes ou néerlandaises, qui pensionnent littéralement leurs créateurs, mais la France a ce don pour financer l'artificialité créative. Le phénomène produit beaucoup d'intellect, mais très peu de véritables langages. Car amener une œuvre plastique à maturité représente un travail considérable. Un labeur sous-estimé par presque tous. En tant que galeriste et accompagnatrice de talents émergents, je me sens responsable quant au discours soutenu. Nous, opérateurs culturels, avons un devoir de sincérité. J'ai cette réputation d'honnêteté, qui ne m'a pas valu que des amis, mais la rançon s'avère passionnante. Cinq parfois dix ans après avoir jugé un portfolio, je rencontre à nouveau son auteur qui me confie généralement que les critiques ont été constructives."

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Christine Ollier est directrice de la galerie Les Filles du Calvaire à Paris.

Tess Raimbeau
"Oulala ça empeste l'empirisme ton sujet ! Ceci dit, sur l'ultra-concurrence ou même le machisme qui plombe le métier, 100 % d'accord avec toi. Il suffit de se rendre à Visa pour l'Image à Perpignan, pour comprendre l'état de la profession ; un maximum de mecs qui font la queue pour présenter des travaux à des professionnels en sous-nombre. Mais pour moi, c'est l'exploitation par les structures de cette ultra-concurrence qui précarise le métier. Ok, y'a des photographes qui bossent pour rien, mais dans l'histoire, les chiens d'la casse, c'est plutôt les employeurs qui profitent de cette surabondance de l'offre pour faire miroiter une renommée éphémère, avec leur fameux "tu seras crédité", plutôt qu'une réelle rémunération.

Parce que la condition de l'image ne se détermine pas uniquement par le rôle des photographes. Ce serait trop simple. Ces photographes sont chaînés à un ensemble d'autres fonctions aux premiers rangs desquels les photos editors jouent des rôles clefs. Le photographe que tu choisis, le type de commande que tu passes, la sélection des images retenues… Voilà autant d'éléments qui vont être déterminants pour la vie d'une image. Et photo editor, c'est aussi un métier sinistré, ce qui n'aide pas à valoriser le travail des photographes ; baisse des effectifs, voire même suppression totale du service photo d'un journal comme chez 20 minutes. Ce sont de plus en plus des éditeurs issus de la rédaction, surtout sur le web, qui choisissent les images, sans formation sur les droits notamment.

Mais même si elle peut sembler désuète, j'aime la dimension collective qui s'opère encore dans le milieu. Il suffit d'aller en manif, les photographes y sont hyper solidaires, notamment face aux violences policières. Ou encore d'aller boire des coups au Pile ou face à Pigalle, le rendez-vous officieux des photojournalistes. Ou, dans un genre tout aussi arrosé, de s'intéresser à la coopérative de photographes argentins Sub. Chez eux, les revenus sont répartis de manière égale entre les membres, toutes les photos sont créditées par le seul nom du collectif. Les mecs ont réussi à se débarrasser des batailles d'egos au sein d'une agence qui tient la route. Le communisme photographique, en vrai !"

Après un passage à l'agence Myop, Tess Raimbeau intègre Libération. Elle est la plus jeune éditrice photo du quotidien.

* D'ailleurs le milieu se féminise, mais lentement : l'année dernière, 85 % des photojournalistes sont des hommes. Source : University of Oxford / World Press Photo
** En 2013, sur un panel de 3000 photographes sondés, 43 % d'entre eux déclaraient avoir perçu moins 15 000 €. Et tous déclaraient que ces revenus avaient tendance à diminuer. Source : Département des études, de la prospective et des statistiques / Ministère de la Culture et de la Communication
*** Moins du quart des photographes auteurs et des photojournalistes déclarés adhèrent à une organisation professionnelle.

Théophile emmerde la photographie sur Twitter