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Culture

Faut-il sauver l’art éphémère ?

Quand une œuvre sort des sentiers battus, ceux qui sont en charge de sa conservation doivent s’adapter.
Image de Une : Robert Rauschenberg. Dirt Painting (for John Cage), ca. 1953. Poussière et moisissure dans une boîte en bois, 39,4 x 40,6 x 6,4 cm. © Robert Rauschenberg Foundation.

Derrières les portes closes d'institutions d'art des quatre coins de la planète, se cachent des machines à remonter le temps et autres chambres d'investigation. On y voit ressortir de ternes chefs-d'œuvre aussi éclatants qu'à leurs premiers jours ; on y perce des secrets de maîtres ; on y met à jour des compositions secrètes planquées dans de célèbres toiles. The Creators Project vous fait entrer dans ces laboratoires de restauration.

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Quand Robert Rauschenberg a réalisé ses Elemental Paintings en 1953, il a bousculé les codes traditionnels de matérialité. En lieu et place des huiles, il a utilisé de la poussière, du papier et de la craie, plutôt que de peindre, il a empaqueté, assemblé, empilé. Le résultat était imprévisible, tant du point de vue de l'artiste que du spectateur. Quand de l'herbe a accidentellement poussé sur Dirt Painting, l'artiste a décidé de prendre soin de cette végétation inopinée, l'arrosant régulièrement même en pleine exposition — on l'appellera plus tard Growing Painting. Dans une autre œuvre, dédiée à John Cage, de la moisissure avait envahi la surface, donnant lieu à une véritable composition vivante.

Naturellement, peu des travaux de cette série ont survécu. Dirt Painting (for John Cage), en perpétuelle croissance, est tellement fragile qu'elle ne peut plus être accrochée à un mur et est donc présenté à l'horizontal — tenant désormais plus de la jardinière que de la peinture. Ce bouleversement à 90° modifie forcément le sens et l'expérience de l'œuvre. Mais quand une œuvre sort des sentiers battus, ceux qui s'occupent de sa conservation doivent s'adapter.

Dan Flavin, untitled (to you, Heiner, with admiration and affection), 1973. © Stephen Flavin/Artists Rights Society (ARS), New York. Photo : Bill Jacobson Studio, New York

Rauschenberg, et tous les artistes d'après-guerre ou contemporains qui balancent le cahier des charges au profit de l'expérimentation, ont obligé les musées à revoir leur approche traditionnelle de la conservation. Ce qui amène au débat suivant : Quand des matériaux sont instables et commencent à se décomposer, dans quelle mesure un restaurateur peut-il intervenir ? Qu'est-ce que les artistes auraient voulu — ou dans le cas d'artistes vivants, que veulent-ils et sont-ils prêts à changer d'avis ? Ont-ils imaginé à l'origine un objet immuable, défiant le temps ? Ou considèrent-ils les traces de détérioration comme partie intégrante de l'œuvre, avec le temps comme acteur du processus artistique ?

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Un vocabulaire nouveau s'est également formé autour de ces questions. Le sociologue Fernando Domínguez Rubio fait une distinction entre des œuvres d'art « dociles » et « indisciplinées » — plus un objet est indiscipliné, plus il sera dur pour le musée de le stabiliser, le classer et l'exposer. Et quand la matière de l'œuvre cause sa propre détérioration, les restaurateurs parlent de « vice inhérent ». Le conservateur d'art contemporain Glenn Wharton, dans un article qui expose les défis de sa profession, résume ainsi le problème : « En achetant des œuvres avec des objets "trouvés" instables, des polymères de synthèse modernes, et d'autres nouvelles technologies, les collections des musées sont passé de l'imprévisible à l'inconnu. »

Des conservateurs ont fait remarquer que ces grandes inconnues ont aussi donné lieu à de belles réussites, comme la sculpture de Bruce Conner — dont le cas était jugé désespéré — que le MoMA avait réussi à sauver. Ou cette autre fois, il y a quelques années de cela, où la restauratrice Carol Mancusi-Ungaro avait trouvé la recette parfaite pour renverser le processus de décoloration qui touchaient les toiles de la chapelle Rothko.

Eva Hesse, Expanded Expansion, 1969. Fibre de verre, résine polyester, latex, et étamine. 3 x 8 m. © Solomon R. Guggenheim Museum, New York Gift, Family of Eva Hesse, 1975. © Eva Hesse

Dans d'autres cas, les restaurateurs peuvent avoir moins de chance. Il n'y a par exemple pas de solution miracle pour préserver les matières plastiques, périssables. Le latex, par exemple, devient jaune et cassant avec le temps, comme on peut le voir sur la sculpture d'Eva Hesse, Expanded Expansion, et d'autres de ses œuvres « indisciplinées », peu transportées et exposées dans des conditions bien particulières — quand elles le sont. Quand les restaurateurs ne trouvent pas de solution et que les œuvres sont continuellement en réparation, elles sont « effectivement considérées comme mortes », écrit Glenn Wharton. « Elles ne sont pas exposées et sont archivées dans les sous-sols des musées à seules fins de recherche ».

Il y a également ces œuvres dont le temps est compté en raison de leurs matériaux devenus obsolètes. Pour épargner les travaux de Dan Flavin du chemin sans retour des réserves, les institutions font des stocks de néons fluorescents, avant qu'on n'en trouve plus sur le marché. Et quand toutes les ressources ont été épuisées ? Il est bon de rappeler alors ces mots que Hesse a prononcé peu avant sa mort : « La vie ne dure pas, l'art ne dure pas. Ça ne fait rien. »

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