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Culture

Comment les Panama Papers ont révélé les secrets du marché de l’art | Deuxième partie

Suite et fin des révélations concernant l'impact de la plus grosse fuite de l'histoire du journalisme sur le monde de l'art.
Vente Christie’s en 1997. Photo : Stan Honda/AFP/Getty Images via

Cet article a été conjointement publié par le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) et fait partie de l’investigation des Panama Papers. La première partie de cet article est à retrouver ici.

Disparition d’œuvres d’art

Les Nahmad ne sont pas le seul éminent clan de collectionneurs qui a eu affaire avec la justice à cause de sociétés offshore. Les documents de Mossack Fonseca donnent un nouvel éclairage dans une bataille juridique en cours impliquant la famille Goulandris, une dynastie grecque du transport maritime qui se trouve au centre d’une affaire de disparition de 83 chefs-d’œuvre.

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« Le butin est d’environ 3 milliards de dollars de peintures » rapporte Ezra Chowaiki, un galeriste finançant l’une des plaintes, dans une interview à l’ICIJ. « Ça serait la plus grande collection d’œuvres disparues de l’histoire. » Deux procès et une investigation criminelle sont en cours à Lausanne, en Suisse, pour tenter de déterminer l’emplacement et les propriétaires de cette collection. Ces affaires impliquent une riche famille en guerre contre elle-même, des sociétés-écrans basées au Panama, des allégations de faux et d’œuvres de Van Gogh, Matisse ou Picasso.

Certaines de ces œuvres ont été vendues. Le vendeur n’a pas voulu ébruiter l’histoire. Dans un accord de vente de 20 millions de dollars trouvé dans les documents de Mossack Fonseca pour une des peintures des Goulandris, Nature morte aux oranges de Van Gogh, l’un des paragraphes concerne la confidentialité. Il interdit de révéler « l’identité des parties de cet accord (dont l’identité de l’actionnaire unique de la société-écran) » et « toute information ou document relatif à la provenance de l’œuvre et à la chaîne des titres ».

L’œuvre a auparavant appartenu au puissant armateur grec Basil Goulandris. En 1994, Goulandris meurt de la maladie de Parkinson. Après le décès de sa femme Elise, en 2000, les héritiers apprennent que l’immense collection d’art du couple est passée dans d’autres mains des années plus tôt. Une société panaméenne appelée Wilton Trading S.A. est détentrice de ces œuvres. En 1985, selon les dires du neveu de Basil, Peter J. Goulandris, le magnat a vendu la collection entière de 83 tableaux pour le prix incroyablement bas de 31,7 millions de dollars à Wilton Trading. Malgré la vente, les œuvres sont restées en possession du couple. Pendant cette période, Basil et Elise Goulandris ont prêté les œuvres à des musées et ont vendu quelques pièces à des marchands auxquels ils indiquaient en être les propriétaires.

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À peu près tout ce que l’on sait de Wilton Trading provient des procès en Suisse. La société a été créée en 1981 mais n’a pas eu de directeur jusqu’en 1995, dix ans après que l’accord de vente est supposé avoir été signé. Selon un procureur suisse, le document sur lequel l’accord de vente est retranscrit n’a pas vu le jour en 1985 et personne n’a pu prouver que l’argent a changé de mains. Peter J. Goulandris a rapporté à un tribunal suisse que feu sa mère, la demi-sœur de Basil, Maria Goulandris, était la propriétaire de Wilton Trading. Peter Goulandris, par l’intermédiaire de son avocat, a refusé de commenter.

Une photo de famille du clan Goulandris à table dans leur chalet à la station de ski Gstaad en Suisse. Une toile de Marc Chagall, Le Violoniste Bleu, est accrochée derrière eux. Photo via la famille Goulandris

Elise Goulandris est morte sans laisser de descendance. Sa nièce Aspasia Zaimis estime mériter une part des 83 tableaux et poursuit l’exécuteur du testament d’Elise. En novembre 2004, des sociétés anonymes enregistrées par Mossack Fonseca commencent à vendre des œuvres des Goulandris que Wilton Trading a gardées.

Au début de l’année suivante, lors d’une vente aux enchères à Sotheby’s, à Londres, une société appelée Tricornio Holdings a vendu une peinture de Pierre Bonnard, Dans le cabinet de toilette. Une autre compagnie, Heredia Holdings, a signé un accord avec Sotheby’s pour vendre une œuvre de Marc Chagall, Les Comédiens. Une troisième, Talara Holdings, a mis aux enchères une autre toile de Chagall, Le Violoniste bleu. À peu près à la même époque, la nature morte de 1888 de Van Gogh passe dans les mains du riche publicitaire Greg Renker et de sa femme Stacey, par vente privée. Le vendeur était une société appelée Jacob Portfolio Incorporated. Renker n’a pas répondu à notre demande de commentaire.

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Les quatre sociétés ont été enregistrées juste avant les transactions et fermées juste après, ne laissant aucune trace publique des individus qui étaient derrière. Les documents obtenus chez Mossack Fonseca révèlent maintenant qu’elles étaient toutes détenues par une mystérieuse propriétaire, Marie Voridis. L’une des transactions donne un indice sur l’identité de Marie Voridis. Le 22 octobre 2004, Voridis a cédé tous les droits d’une peinture à l’huile de Pierre-Auguste Renoir, La Couturière, à Talara Holdings. Quelques semaines plus tard, Talara Holdings transfère de nouveau le tableau à Voridis.

En septembre 2005, un magazine de mode grec mentionne le fastueux appartement new-yorkais d’une riche Grecque, Doda Voridis, la sœur de Basil Goulandris. Des chefs-d’œuvre de maîtres décoraient la résidence de l’Upper East Side de Voridis, qui décède en décembre 2015. Dans les pages people, elle est toujours mentionnée comme Doda mais son vrai prénom est Marie. Sur une photo, on peut voir, suspendue au-dessus d’une luxueuse armoire, la Couturière de Renoir.

Guerre et butins

La controverse autour de l’Homme assis (appuyé sur une canne) de Modigliani prend racine à une période où la guerre offrait le genre d’opacité et de permissivité que procurent les sociétés offshore aujourd’hui. Oscar Stettiner, un marchand juif qui est reconnu comme le propriétaire original du tableau, a fui pour Paris en 1939, devançant les nazis et laissant derrière lui sa collection d’art. Après la chute de la ville, les Allemands ont saisi la collection et nommé un « administrateur temporaire » français, qui a vendu sous le manteau la toile pour le compte des nazis, selon des sources légales. En octobre 1944, un officier américain acquiert le Modigliani dans un café pour 25 000 francs, d’après des documents judiciaires.

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En 1946, Stettiner porte plainte en France pour entamer la restitution de son œuvre, attestent les documents judiciaires fournis par son petit-fils. Il meurt deux ans plus tard, sa plainte toujours en suspens. L’avocat des Nahmad, Richard Golub, s’occupe de cette affaire. Il tente d’établir si Stettiner a bien été le propriétaire de cette œuvre. Le Modigliani est resté caché dans une collection privée jusqu’en 1996, quand l’International Art Center l’achète chez Christie’s pour 3,2 millions de dollars, selon des fichiers provenant de tribunaux new-yorkais. La Helly Nahmad Gallery a exposé la toile à Londres en 1998 et au Musée d’Art Moderne à Paris en 1999. Six ans plus, elle apparaît dans une exposition de Modigliani à la Helly Nahmad Gallery à New York.

Une photo non datée d'Oscar Stettiner. Image via la famille Maestracci

Mondex Corp., une firme basée à Toronto spécialisée dans la restitution d’œuvres spoliées par les nazis, a découvert par accident la provenance présumée de la peinture en épluchant des documents d’un ministère français. La compagnie a aidé à mettre en place la demande judiciaire de restitution à Philippe Maestracci, le petit-fils d’Oscar Stettiner. Mondex n’a pas dévoilé ses honoraires pour ce service. Le 11 février 2015, l’avocat des Nahmad dans le cas Maestracci à New York, Nehemiah Glanc, a adressé un email au mandataire d’International Art Center à Genève. Glanc était représentant pour l’IAC mais il avait besoin d’éléments-clefs sur la compagnie avant qu’il ne puisse entamer les démarches, comme le montrent les fichiers obtenus par l’ICIJ.

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« Merci de me renseigner au plus vite sur la personne qui est autorisée à signer pour le compte de l’IAC », écrit-il dans son email. Si les Nahmad ont signé les documents comme propriétaires de l’IAC, ils auraient sans doute perdu la protection légale que procurait la société. Le mandataire à Genève a mis Glanc en contact avec Anaïs Di Nardo Di Maio au bureau de Mossack Fonseca à Genève. Di Nardo pouvaient avoir les signatures des administrateurs désignés au Panama tant que les clients de Glanc payeraient. Il a accepté.

Au fur et à mesure que l’affaire progresse, Glanc et Mossack Fosseca continuent leur échange de mails, montrent les documents qui ont fuité. À chaque fois qu’une motion venait de l’IAC, les directeurs remplaçants devaient signer. En septembre 2015, dans un tribunal austère de New York, le juge fédéral de la Cour Suprême Eileen Brandsten a débouté l’affaire Maestracci. Dans ses conclusions, les plaignants ont échoué à charger correctement la plainte sur l’IAC car ils ont désigné la Nahmad Gallery de New York au lieu de Panama. Elle a également indiqué un administrateur désigné par le tribunal comme plaignant exact, pas Maestracci. Deux mois plus tard, l’administrateur a re-porté plainte auprès de la Cour Suprême de New York en tant que plaignant.

La nouvelle plainte contre les Nahmad a tenté à nouveau de faire le lien entre la famille et la possession de l’International Art Center, qui le décrit comme un alter ego de l’entreprise de la famille « d’une manière à confondre et garder leurs identités secrètes et dissimuler les revenus générés » du commerce d’art de la famille Nahmad.

L’affaire étant toujours en cours, l’Homme assis (appuyé sur une canne) de Modigliani reste au chaud dans le port franc de Genève, en Suisse. Un autre trésor dérobé aux yeux de tous.

Suivez Jake Bernstein sur Twitter : @Jake_Bernstein

Cet article est paru à l'origine sur Vice News US. Pour aller plus loin : Vice News Guide des Panama Papers.

Alexandre Haederli, Juliette Garside, Frederik Obermaier et Bastian Obermayer ont contribué à cet article.