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Culture

Préserver les films numériques — ou les perdre à jamais

Contrairement aux bonnes vieilles bobines, on risque de perdre un paquet de chefs-d’œuvre si l’industrie du cinéma ne planche pas vite sur les moyens de leur conservation.
Image de Une : Production d'un film numérique au Qatar. Photo : Resolution Hire via Wikimedia Commons.

Derrières les portes closes d'institutions d'art des quatre coins de la planète, se cachent des machines à remonter le temps et autres chambres d'investigation. On y voit ressortir de ternes chefs-d'œuvre aussi éclatants qu'à leurs premiers jours ; on y perce des secrets de maîtres ; on y met à jour des compositions secrètes planquées dans de célèbres toiles. The Creators Project vous fait entrer dans ces laboratoires de restauration.

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Depuis que le cinéma est passé au tout digital — tant en production que projection —, les archives de film font face aux mêmes défis de préservation que tous ceux qui sont concernés par la conservation de données numériques sur le long terme. « Après tout, de la CIA à la NASA, en passant par les banques, les hôpitaux, Google ou Facebook, il y a des centaine de secteurs et d'affaires qui reposent sur la conservation des données », remarque Nicola Mazzanti, le directeur de Cinematek, la Cinémathèque royale de Belgique. « La préservation numérique est aussi vieille que les données. Il y a une tonne de livres depuis la fin des années 80 au moins. Ce n'est pas vraiment nouveau. C'est nouveau pour le secteur du cinéma car on ne s'était pas posé la question, comme ils se sentaient à l'abri avec l'analogique », écrit-il dans un email à The Creators Project.

Forcément, quand un film était en bobines, le « paradigme analogique » n'était pas bien compliqué, selon Mazzanti : « Mettez-les dans une chambre forte (5 degrés Celsius, ou à une température de congélation et dans un environnement sec de 30% environ d'humidité) et jetez la clef. Avec des conditions stables, 300 ans après, vous pouvez ouvrir et le film sera content et en bon état. »

Les problèmes des "vieux" films: le film en nitrate de cellulose se décompose. Photo : EYE Film Institute Netherlands via Wikimedia Commons

La préservation d'un film produit numériquement, en revanche, requiert un tout autre type de maintenance. « Dans le monde numérique, [ce paradigme] est bon pour le désastre », dit carrément Mazzanti. « La préservation digitale est basée sur un maintien constant des données. » Le support physique (un disque dur par exemple) peut être endommagé ou le format du fichier peut devenir obsolète (comme lorsque vous ne pouvez pas ouvrir un fichier Word car il a été créé sous une vieille version). La solution est migration, migration, migration. « Les fichiers stockés dans nos entrepôts doivent être régulièrement vérifiés », explique Mazzanti, « et, si besoin, déplacé sur un autre support ou transcodés sous un autre format. »

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Quand ça se passe mal avec un film analogique — comme ça arrive souvent en conditions instables —, le problème revient souvent à une décomposition des bobines. Ça demande de la restauration et ne signifie pas toujours une fin tragique : « Ils existent toujours », comme le dit Mazzanti. Il n'y a pas de demi-mesure quand on en vient à la préservation de films numériques. S'ils sont négligés, « le danger pour le numérique n'est pas l'effritement, c'est la perte », souligne Mazzanti. « Si vous laissez un disque dur dans votre sous-sol pendant 30 ans, vous n'allez pas le retrouver en décomposition : vous n'allez plus rien trouver du tout. »

Un bon protocole est malheureusement très coûteux. Dans un article publié l'an dernier sur Artforum, Mazzanti cite une étude de 2007, qui estime le coût de préservation annuel d'un film de durée moyenne en 4K douze fois plus élevé que celle des bobines d'un film. Si on prend ensuite en compte la préservation de tout le matériel de base dudit film — fichiers originaux, scènes coupées, etc. —, le montant total monte rapidement à 200 000$. « Inutile de dire que le danger de la perte est loin d'être le même partout », dit Mazzanti, ajoutant qu'environ 80% de la production cinématographique d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique du Sud va disparaître, contre seulement 10% aux États-Unis et en Europe. De plus, au sein même des pays riches, on peut prévoir des disparités dans la survie des films. Les travaux d'artistes, les productions indépendantes et les films expérimentaux sont bien plus en danger que, disons, The Hunger Games.

Capture d'écran d'un problème mineur  lors d'un transfert de données à la Cinémathèque royale de Belgique. "Le problème a été détecté, le transfer a été stoppé, recommencé, et toutes les images ont pu être récupérées. Mais ça marche seulement si quelqu'un a le système, la procédure, le logiciel et le souci de traquer ces erreurs", dit le directeur.

Les enjeux sont élevés et les conservateurs appellent à réagir. Si le problème est ignoré ou sous-estimé, nous risquons de laisser de gros blancs dans notre histoire culturelle. « Pas d'effritement, pas de décomposition : le NÉANT éternel », prévient en toutes lettres le conservateur.

Pour plus d'infos, lisez l'article d'octobre 2015 de Nicola Mazzanti sur Artforum. Pour en savoir plus sur la Cinematek de Bruxelles, allez faire un tour sur ce site.

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