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Terra Incognita, un cycle d’expositions à regarder à la loupe

Comment et quoi explorer lorsqu'on peut tout découvrir depuis son écran ?
Toutes les photos sont de Philomène Hoël.

Circulez, il n’y a plus rien à explorer. On est allé au bout de cette terre que l’on croyait plate. Ce territoire, l’œkoumène, la terre habitée est désormais un espace arpenté et bien connu. Son contraire l’érème, ce qui est dépeuplé et encore méconnu, cette infime portion du monde encore plongée dans le noir est au cœur d’Explorers, nouveau cycle d’expositions lancé en mai dernier et qui compte bien se poursuivre et essaimer un peu partout sur le globe. C’est en tout cas ce que l’on espère.

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Cette tension entre le connu et l’inconnu, innerve intelligemment Explorers, sous-titré A la recherche de la terra Cognita, exposition itinérante, qui voyage dans différentes villes et pose ses œuvres comme autant de bagages, remplis de questionnements. Avec ces différents accrochages, on égraine en effet différentes interrogations ; que représente-t-on lorsque tous les territoires semblent avoir été découverts ? Comment réinventer le regard quand celui-ci semble être allé partout, quand l’abondance des images laisse planer l’illusion que quiconque peut tout voir, partout et en même temps ?

Rafaela Lopez, Pigeons (l’habit ne fait pas le moine), 2012. Peinture acrylique sur sculpture en bois.

Il y eut d’abord une première exposition dans le Loft 19, en mai dernier chez la délicieuse galeriste Suzanne Tarasiève, haute comme trois pommes, gantée même en hiver, et toujours juchée sur des talons grands comme des buildings. Elle avait ouvert ses portes, son intimité à cette jeune scène dont le propos la touchait et l’intéressait. Puis un deuxième rendez-vous fut donné, comme une nouvelle balise, à Londres cette fois, au New Castle Project Space, en juin dernier. Dans cet espace de 300 m2 huit artistes de la scène émergente, internationale, déjà exposés au Loft ont été enrichis pour l’occasion, des œuvres de six autres artistes. Le tout formait un très élégant ensemble, articulé autour d’un écrit vieux de plusieurs siècles, celui de Xavier de Maistre datant de 1794, Voyage autour de ma chambre avec cette idée en filigrane que l’on peut dresser des cartes d’exploration imaginaires et intimes. Pendant 42 jours, de Maistre décrivit l’intérieur de sa chambrée de citadelle. Cloîtré mais libre de réinventer son espace, son intérieur.

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La métaphore est forte et efficiente. Elle a largement infusé et imbibé l’idée de cette exposition. Ainsi écrivait-il: « Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage car je la traverserai souvent en long et en large ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin l’exige.” C’est ce qui inspira à Zsofia Schweger, artiste qui ouvrait l’exposition londonienne, sa pièce Cima Grande, aussi simple qu’efficace.

Dans chacun de ses collages, le même espace définit par les mêmes perspectives se lit pourtant de différentes façons, grâce aux différentes couleurs de papier utilisé. La couleur comme variante de l’espace. Où l’ici se teinte du là-bas. C’est aussi le propos de l’artiste Rafaela Lopez dont les pigeons tropicaux s’offrent comme un réenchantement amusé de la grisaille parisienne. Tous ces pigeons grimés par la peinture en oiseaux de bon augure sont une parfaite parabole d’un ailleurs vu d’en-dedans. Changer de perspective, se faire touriste dans sa propre ville, être étrangers à nous-mêmes, regarder la familiarité comme un point de départ à l’exotisme, un peu à la façon dont Baudelaire envisageait le voyage comme un paysage intérieur et imaginaire.

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Paul Créange, Rue Legouvé, 2013. Photographie C-print, caisse américaine. 120 x 160 cm.

C’est peut-être aussi le propos de Paul Créange dont la photographie Rue Legouvé se présente comme une terre étrange, rougie, pleine de cratères, tout certainement sauf ce mur pris en contre-plongée, chose qu’il représente pourtant de facto. L’art de détourner le motif dépeint. L’illusion de l’inconnu face à un sujet devant lequel tout parisien sera passé mille fois. Le mur devient terre, CQFD. Il suffit de décaler le regard, lever la tête, changer de vision. Joris Henne et Natasha Lacroix présentent dans cette même veine un projet très complet qui se prolonge au-delà des seules pièces exposées. C’est une histoire qu’ils racontent. Il y a d’abord l’idée d’un voyage autour de l’immersion d’une sculpture. Mais pour l’engloutir, il faut penser une logistique lourde. Que la sculpture soit finalement immergée ou non, peu importe, la narration émerveille déjà, le circuit vers ces eaux fantasmées existe quant à lui et le tracé est scellé sur leur pièce Seaway, installation enrichie de leur très remarquée Start, Beauty and Board. Leur projet est passionnant parce qu’il anticipe une sédimentation, il bouleverse l’épreuve du temps.

D’ordinaire, les statues enfouies sous la mer comme traces d’anciennes civilisations ressurgissent des eaux. Ici c’est l’inverse, l’immersion d’une pièce contemporaine est là pour inverser le cours des choses. Il faut croire que la fin se trouve au début dans la tête de ces deux jeunes artistes. Dans cette exposition il n’y a du reste aucunes lignes ou flèches préétablies. On peut aussi bien la découvrir en commençant par l’installation délicate autour d’une vidéo d’animation hypnotisante, The Reason Why signée Raphael Giannesini, artiste et commissaire de l’exposition et fondateur d’Explorers aux côtés de Julia Klante. Dans ce bel objet, il décrit un monde irréel où l’homme moderne hyperconnecté se perd et où tous les repères sont brouillés. Dans le désert qu’il dessine et crée ex nihilo, les magasins poussent au milieu de nulle part, le monde du travail, absurde, est transposé dans un no man’s land. Les frontières abolies par le numérique, l’homme pense qu’il peut tenir le monde dans sa main, tout toucher du doigt et avoir le lointain à sa portée.

Mais quel est ce territoire devenu global, si loin, si proche ? Explorers n’apporte pas de réponse docte mais a le mérite de donner des perspectives, penser les effets d’échelle et rappeler combien l’art cristallise les questions de son temps.