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Culture

Tino Sehgal ne veut pas que l'on prenne ses œuvres en photo

Du coup, on a essayé de vous raconter de l'intérieur, le mieux possible et sans pleurer, sa tortueuse carte blanche au Palais de Tokyo.
Images : Tino Sehgal veut que l'on raconte son œuvre sans la montrer. On a donc fait ce qu'on a pu.

Voile de mystère avant le vernissage de la carte blanche, interdiction de photographier pendant le point presse, réseaux sociaux habillés de blanc, comme l'exact contraire d'un deuil… Le Palais de Tokyo a su garder le secret de la forme qu'allait prendre l'invitation faite à Tino Sehgal dans ses murs. Maintenant que le public a pris possession des lieux, on peut vous raconter l'expérience (méta)physique que le visiteur est invité à y vivre.

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Mardi 11 octobre, 17h30. Je viens de vivre une expérience artistique que j'associe pour ma part à l'au-delà. J'ai besoin de le coucher sur le papier, immédiatement, entre deux portes, pour qu'aucune de mes sensations et impressions, aveugles et analphabètes pour le moment, ne s'engouffrent dans l'oubli. Ce que vous lisez est donc mon récit, spontané, en écriture automatique, dans et juste après la carte blanche de Tino Sehgal, chef d'orchestre pour l'occasion auprès de 300 participants, adultes plus ou moins âgés, mais tous en état de marche et enfants, jeunes, mais tous dotés de la parole.

Il y a d'abord eu Camille, petit enfant, en âge comme en taille qui s'est avancé vers moi et m'a tendu d'un air décidé sa main comme un homme d'affaires, en remettant ses lunettes maladroitement. Il me demande ce qu'est pour moi le progrès. Je lui réponds, déstabilisée « Là je progresse, pas après pas dans l'espace, c'est peut-être simplement cela le progrès, un déplacement ». Il me dit «  je ne m'attendais pas à ça, mais je note Léa, et je te présente Adèle qui va marcher avec toi maintenant. » Adèle me rejoint et me lance « tu as l'air positif, tu n'as pas de regrets ? ». En deux rencontres, je suis projetée dans une sphère intime. Je ne m'attendais à rien mais pas à ça. Au début je ne veux rien dire sur moi. Je souhaite rester neutre.

Quelle est cette exposition où je dois faire mon auto-analyse avec des inconnus tout en marchant en rond dans différentes salles ?

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Mais c'est impossible de tenir cette ligne et de rester discrète sur soi. On discute, on déambule ensemble et au moment où je me livre un peu, elle disparaît. Je ne le vis pas bien. Sa dernière phrase, « Léa, je dois partir », me fait l'effet d'un abandon. « J'ai lu un livre sur la jalousie. » Ainsi me lance Marie qui surgit de derrière un mur. Elle poursuit « Ils expliquaient dans le livre que c'était une demande de réciprocité. Tu étais jalouse toi ? » On me tutoie, on me demande de parler, mais quelle est cette exposition où je dois faire mon auto-analyse avec des inconnus tout en marchant en rond dans différentes salles ?

Je joue le jeu et je commence à aimer me confier. Je me dis qu'après tout, l'art a tous les droits. Peut-être que Marie a des dons de voyante car, en effet, j'ai été jalouse autrefois. Je lui raconte. Elle m'écoute attentivement et au moment où je lui parle d'un événement fondateur de mon histoire, elle se met à courir. Jean-Yves, depuis une autre salle, à travers une porte, me tire par le bras. Il me raconte son histoire. « C'était à Grenoble, cette femme est arrivée et j'ai su que c'était elle et qu'il faudrait que je quitte la femme avec laquelle je vivais alors ma vie. » Je me mets à lui poser des questions sur cette histoire. Combien de temps a-t-elle duré ? L'aimait-il ?

J'apprends que l'histoire a été interrompue par un événement dramatique. « Un jour la gendarmerie m'a appelé, elle était morte décapitée dans un accident de voiture. » Je suis sans voix. Je m'étais déjà attachée moi à cette femme. Je lui avais même imaginé un visage comme on fait lors d'une conversation sur un être inconnu. On met une tête sur l'absence. On a marché tous les deux dans le silence avec Jean-Yves, descendu des marches, jusqu'au moment où je lui demande : « Vous vous êtes remis de cette perte ? » Sa réponse est douce et me fait mal au cœur. «  Oui, j'ai tourné ma tête vers l'avant, tiens, Léa, regardez ce qui vous attend en face », puis il ouvre une porte opaque, une meute de gens s'avance en courant. Une jeune fille me regarde intensément et m'explique qu'elle est heureuse d'avoir aidé une vieille femme la semaine dans le métro.

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Je ne me sens pas très bien et mes jambes ne sont pas bien solides. Il y a trop d'histoires mêlées dans ma tête et mine de rien toutes ces rencontres et confidences me font de l'effet. J'ai l'impression de vivre une sorte de nuit cauchemardesque où les paroles se télescopent, Une nuit de pleine lune où l'esprit n'arrive pas à trouver le repos et s'agite en boucles irrationnelles. Je voudrais qu'on me laisse tranquille, pour laisser décanter ce trop-plein d'émotions et de condensé d'histoires intimes qui sortent du noir. Mais on ne me laissera pas. Alors que je suis assise pour écrire ce que vous lisez, une jeune italienne pose sa tête sur mon épaule et me parle avec son accent de son père disparu. Elle me raconte comme elle aimait dans sa Toscane natale, passer un peigne sur la tête de son papa. Je me mets à pleurer, comme une gamine. Pas parce qu'elle a perdu son père mais parce qu'elle aussi à son tour est partie sans me regarder juste après m'avoir fait parler de mon père, à moi.

Les performeurs de Tino Seghal touchent à notre inconscient, puissamment.

Le soir, dans la nuit, j'ai intégré à mon rêve cette scène avec cette Italienne et je me suis levée le lendemain en me disant que les performeurs de Tino Seghal touchaient à notre inconscient, puissamment. En même temps que certains danseurs et chanteurs s'arrêtent pour nous parler, les autres continuent à courir dans le Palais. Parfois, ils se rassemblent et chantent à s'époumoner. Le public se regarde sans comprendre la situation, même rompu à l'exercice parfois déstabilisant de la performance. On a l'habitude qu'une foule de gens se mettent à danser, finissent tout nus et chantent en chœur au milieu d'un musée, mais on n'a moins l'habitude de faire partie intégrante de l'œuvre. Plus loin, une pièce est plongée dans le noir total. Je m'y jette.

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Une main délicate me prend par le bras pour me guider car c'est une salle aveugle. Je me prends un danseur de plein fouet, il ne m'a pas vu, forcément. La musique est sourde, forte, elle émane directement de la bouche de la vingtaine de danseurs présents dans cette boîte de Pandore. Je ne vais pas en sortir vivante moi. Je ne suis pas nyctalope mais je m'accoutume un peu et de plus en plus à la faible lumière. Mon regard discerne au bout de trois minutes des ombres qui ondulent. L'impression est d'une rare intensité. On a l'impression d'assister à une danse macabre, les corps gesticulent comme dans la divine comédie et nous entourent pour mieux disparaître au second plan. Je dois sortir, je n'arrive plus à respirer. Je retrouve la lumière, je reviens d'entre les morts, il me faut de la vie. J'entends les chants des centaines de participants plus loin, je les rejoins.

Une femme me conduit jusqu'à une pièce où quelques personnes, tournées vers le mur se parlent sans se regarder. Il est question de questions. Ils discutent métaphysique et philosophie, le débat prend une tournure amusante, je veux participer à la conversation de groupe mais je n'ose pas. Quand je veux quitter la salle, un homme dos à moi, me barre le passage. Impossible de sortir. Je dois me faufiler, mais il me retient comme un lutteur. Je suis prise au piège. Il faudra de la patience et un peu de force pour que je m'extirpe, mais grâce à lui, j'ai expérimenté ma libération. De toute façon je commençais dans ce palais à vivre le syndrome de Stockholm et serais bien restée captive toute la nuit. À la place, je suis allée terminer d'écrire ces quelques lignes.

Avec cette carte banche, Tino Sehgal confirme une fois de plus son génie à créer du lien, à introduire de l'art dans les failles du réel, à planter un couteau, également, dans le cliché qui consiste à faire de notre époque un mouroir pour gens rivés sur leurs écrans et perdus dans leur solitude. En nous mettant face à nos souvenirs, en nous proposant tout au long du parcours d'éprouver nos corps,  ils nous offrent une lampe torche pour sonder au fond de nous notre part d'humanité.

Si ce récit ne vous a pas fait peur, vous avez jusqu'au pour vous rendre au Palais de Tokyo, tous les jours, de midi à 20h, et ce, jusqu'au 18 décembre 2016. Le musée quant à lui ferme toujours à minuit.

Léa est sur Twitter.